Les Sentinelles
Comme prévu, je récupère mon groupe de scientifiques à l’arrivée du ferry au port de Sri Vijaya Puram, ex-Port Blair et toujours capitale des îles Andaman-et-Nicobar. Le ferry – un vieux rafiot sans doute racheté à une compagnie indienne – n’a que trois heures de retard, ce qui est plutôt remarquable pour une traversée de cinq jours des eaux tumultueuses du golfe du Bengale depuis Chennai.

En attendant le ferry, j’ai eu tout le loisir d’observer l’activité du port. Ça fait longtemps que je ne suis pas venu ici, mais j’ai l’impression que la ville est aussi bruyante, bordélique et animée que dans mes souvenirs, et le port grouille d’embarcations de toutes sortes, de la pirogue au cargo en passant par la barge et l’hydrofoil. Et les ferrys, naturellement. Le fait que l’Inde, minée par des canicules mortelles et des moussons diluviennes, ait décidé il y a dix ans d’abandonner à leur sort les îles Andaman-et-Nicobar ne paraît guère avoir affecté les habitants, pourtant essentiellement indiens, les populations indigènes ayant été réduites à une peau de chagrin.
C’est précisément ce que vient étudier le groupe que j’attends : recenser et évaluer les conditions de vie des derniers survivants des trois ethnies qui habitent l’archipel depuis soixante mille ans : les Grands-Andamanais (une poignée sur l’île Strait), les Jarawa (répartis sur la côte ouest de la Grande Andaman), et les Onge, dispersés sur l’île de Petite Andaman. Depuis que l’Inde a cessé toute forme d’ingérence et que le tourisme a été strictement interdit dans les territoires qu’ils occupent, il a paru pertinent aux organismes chargés de défendre et protéger les peuples premiers d’effectuer cette évaluation, afin de voir si les laisser à eux-mêmes leur a été néfaste ou bénéfique. (Je pencherais plutôt pour la seconde hypothèse, mais je ne suis pas ethnologue, seulement chef d’expédition pour le voyage d’études de mes scientifiques.)
Enfin le ferry arrive, traversant le port à un train de sénateur. Il décharge une foule de gens lourdement lestés de sacs, valises et ballots, une flopée de deux ou trois-roues allant de la trottinette au side-car en passant par le rickshaw et le vélo-cargo – et mes cinq scientifiques, bien repérables à leur pâleur parmi cette foule essentiellement basanée. Ils ont l’air hagard et la démarche incertaine de ceux qui ont balloté cinq jours sur une mer agitée et débarquent en terre inconnue.
Je les rejoins et me présente :
— Bonjour, je suis Edwin, de l’agence Nomade Explorations. Bienvenue à Sri Vijaya Puram. Vous avez fait bon voyage ?
Je serre les mains un peu molles et moites des deux hommes et trois femmes, tous autour de la cinquantaine, tous de souche européenne, tous visiblement soulagés de mettre enfin le pied sur la terre ferme. Il est vrai que la traversée du golfe du Bengale n’est pas de tout repos, car il y stationne depuis plusieurs mois une espèce de vortex proto-cyclonique bloqué là par je ne sais quelle aberration météo. Même si la route du ferry passe au large, la houle et les vagues qu’il génère peuvent impressionner les marins les plus aguerris – dont fait sûrement partie le pilote de ce ferry qui assure une liaison hebdomadaire avec Chennai.
— C’était l’enfer, soupire l’une des femmes, la plus âgée, menue et grisonnante (Solange Ackermann, anthropologue, me susurre mon eWatch à l’oreillette).
— À bord du ferry ?
— Pas seulement, répond une autre, blonde et rebondie, et toute en sueur (Rebecca Volpetti, sociologue). Madras surtout. La canicule…
— Chennai, la corrigeai-je. (Je n’aime pas cette habitude des Occidentaux de nommer les villes « exotiques » par leur ancien nom, souvent issu de l’époque coloniale.) L’hôtel n’était pas climatisé ?
— Si, enfin, partiellement, ronchonne l’un des deux hommes, un petit chauve à lunettes (Paul Simmons, ethnologue). La nuit parfois, quand ça voulait bien marcher.
L’Inde peine encore à se remettre de l’énorme vague caniculaire qui l’a frappée il y a trois ans, tuant cinq millions de personnes (deux mois à 50°C et 80% d’humidité en moyenne), et malgré de gros investissements en énergies renouvelables, la demande en électricité est souvent supérieure à l’offre disponible, provoquant des coupures et baisses de tensions – et bien sûr, l’arrêt des indispensables climatiseurs. Et cette canicule a tendance à revenir chaque année, plus ou moins longue, plus ou moins ardente, plus ou moins mortelle.
— Eh bien, rassurez-vous, vous allez respirer et vous rafraîchir ici. La mousson d’hiver arrive bientôt, les vents ont déjà tourné nord-est.
— Moi ce qui m’inquiète, c’est de devoir reprendre un bateau, intervient la troisième femme, une biologiste espagnole élancée du nom de Maria Da Silva. Est-ce que ça va secouer autant ?
— Normalement non. On va caboter sous le vent, et le proto-cyclone du golfe ne se fait pas sentir ici. Bon, je vous emmène à votre hôtel ? J’imagine que vous avez besoin d’un peu de repos ?
L’hôtel que j’ai réservé pour eux est un établissement de deux étages balconnés, avec une grande terrasse couverte sur le toit pour profiter de la douceur du soir, situé non loin du port mais dans une rue calme, et tenu par une charmante famille tamoule avec qui nous travaillons depuis longtemps chez Nomade.
— Il y a encore des hôtels ici ? s’étonne d’un ton bourru l’autre homme, un grand baraqué aux cheveux en brosse et à la mâchoire stallonienne masquée par une barbe fournie (Gareth Jones, membre de Survival International). Je croyais que le tourisme était interdit aux îles Andaman.
Je mets sa remarque un peu idiote sur le compte de la fatigue du voyage et lui réponds patiemment :
— Le tourisme n’est pas strictement interdit, il est juste cantonné aux zones qui ne sont ni des terres indigènes, ni des parcs nationaux. Ce qui laisse environ cinq pour cent du territoire. Évidemment, ça limite un peu le quota.
— Et qu’est-ce qui se passe si l’on se rend dans une zone interdite ? s’inquiète Maria Da Silva. Parce que c’est ce qu’on va faire, il me semble.
— Eh bien, si les rangers vous chopent, ils vous arrêtent, vous collent une amende salée et vous mettent dans le premier transport qui quitte l’île pour n’importe où, à vous de vous démerder ensuite. Mais rassurez-vous, en tant qu’expédition scientifique, nous avons toutes les autorisations nécessaires.
Arrivé à l’hôtel, je présente mes chercheurs à la famille tamoule – qui les accueille comme s’ils étaient des cousins en visite –, puis les laisse récupérer et se remettre de leurs émotions, en leur donnant rendez-vous le lendemain à 8 heures. La bienséance aurait voulu que je passe la soirée avec eux pour les briefer sur ce qui nous attend, mais d’une part je les sens plutôt HS après leurs cinq jours de traversée, et d’autre part, cela fait longtemps que je ne suis pas venu à Sri Vijaya Puram et j’ai des choses à faire et des gens à voir en ville. Dans un métier comme le mien, les contacts, ça s’entretient.
***
Le lendemain, je retrouve mon équipe à l’hôtel, attablée devant un copieux petit-déjeuner mi-indien mi-occidental. Tous ont l’air en meilleure forme. C’est sans doute la première bonne nuit qu’ils ont passée depuis leur arrivée en Inde, voire bien avant selon leur mode de transport : train, dirigeable ou Hyperloop (hors de prix). Devant une tasse de café de Sumatra et un naan au fromage, holocarte à l’appui, je leur dresse le topo que je n’ai pas fait hier soir : nous longerons la côte vers le sud, puis l’île Rutland, passerons au large de Cinque et filerons plein sud jusqu’à Petite Andaman, où vivent les derniers Onge. Après quoi nous remonterons vers le nord et caboterons le long de la côte ouest de Grande Andaman jusqu’au territoire des Jarawa. Puis nous redescendrons, traverserons Grande Andaman par le détroit d’Humphery et déboucherons sur la côte est juste au nord de l’île Strait où, avec un peu de chance, nous devrions rencontrer les derniers représentants des Grands-Andamanais. Enfin, retour à Sri Vijaya Puram par la côte est. Ça vous convient ?
— Est-ce qu’on n’aurait pas pu nous rendre chez les Jarawa par la route ? s’enquiert Maria Da Silva. Je vois que la route n°4 remonte jusqu’au nord de l’île…
— Non. (Je secoue la tête). L’Andaman Trunk Road ne traverse plus le territoire des Jarawa, elle a été coupée et déviée vers la côte est. Il aurait fallu se taper des heures et des heures de piste à travers la jungle. La voie maritime est nettement préférable.
— Et North Sentinel ? intervient Rebecca Volpetti, pointant l’index vers l’île en question, à l’ouest de l’archipel, sur l’holocarte qui plane au-dessus de mon eWatch.
Je secoue de nouveau la tête.
— Aucune autorisation pour cette île-là. Toute visite est strictement interdite, sous aucun prétexte.
— Dommage, j’aurais bien aimé… commence Rebecca, avec une moue plissant ses joues rebondies.
— On aurait tous aimé, mais c’est un choix qu’il faut respecter, la coupe Gareth. C’est le prix de leur survie.
— Le dernier peuple purement premier au monde, murmure Solange Ackermann, des étoiles dans les yeux comme si elle parlait de fées ou de lutins.
Le petit-déjeuner terminé et les bagages bouclés, nous rejoignons le port où nous attend le Nomade, un catamaran de treize mètres à voiles solaires, qui porte le nom de notre agence parce qu’il nous appartient. (Pas de location à des tiers, pas de plus-value, pas d’inconvenues.) C’est un navire confortable et spacieux, équipé pour les croisières au long cours, approvisionné pour un voyage de quinze jours, bien que notre expédition devrait durer moins que ça. Son tirant d’eau réduit nous permettra de nous approcher au plus près des côtes et de mouiller dans les baies abritées.
L’équipage se compose de trois personnes : Ravi, le capitaine, un Indien d’une cinquantaine d’années, taciturne et efficace ; Soraya, la cuisinière, son épouse, une femme forte et souriante qui connaît toutes les recettes du pays ; et Mohan, le matelot, un jeune homme agile et serviable. Notre guide, enfin, qui s’appelle Akash, est un métis dans la fleur de l’âge, à la peau très sombre et aux cheveux noirs frisés, qui parle couramment l’anglais, l’hindi et le tamoul, et se débrouille dans plusieurs dialectes locaux. C’est un homme discret et cultivé, passionné par l’histoire et la culture de son archipel.
Le temps est magnifique lorsque nous quittons Sri Vijaya Puram. La mer est d’huile, le ciel d’un bleu intense, et une légère brise chaude nous pousse vers le sud. Les voiles gonflées scintillent au soleil et se gorgent d’énergie qui recharge les batteries du catamaran, le rendant ainsi totalement autonome.
Mes scientifiques sont ravis de naviguer dans de telles conditions, de goûter enfin à la douceur des vents tropicaux. Même Maria, qui craignait de remonter sur un bateau, semble apprécier la traversée, respirant l’air du large à pleins poumons.
Nous longeons la côte est de Grande Andaman, puis l’île Rutland, qui abritait autrefois une tribu disparue, les Jangil, et qui maintenant n’est pratiquement plus qu’une vaste forêt ; passons au large de Cinque – que la montée du niveau de la mer a morcelée en un micro-archipel – et mettons le cap au sud vers Petite Andaman, où nous arrivons trois heures plus tard.
L’île n’est pas grande – un peu plus de 700 km² –, peuplée et cultivée uniquement sur la côte est. Le reste est couvert d’une jungle dense, et toute déforestation y est interdite depuis le début du siècle. L’île est bordée d’une barrière de corail – hélas blanchi aux trois quarts – et tandis que nous franchissons la passe pour mouiller dans l’estuaire du Palalankwe, le petit fleuve côtier au nord de l’île, je constate que là comme partout, la mer grignote la côte et de nombreux arbres ont désormais le pied dans l’eau salée, ce qui les tue à petit feu comme en témoignent leurs teintes brunâtres.
Nous mouillons au bord du fleuve, à un endroit que nous indique Akash, et débarquons à bord de l’annexe. Trois pirogues à balancier taillées dans des troncs sont amarrées là, et un sentier vaguement tracé s’enfonce dans la jungle. Akash nous enjoint de faire silence, car nous sommes à présent sur le territoire des Onge et il convient de témoigner du respect envers les nombreux esprits qui peuplent ce fleuve et cette forêt.
Nous avons parcouru à peine cinq cents mètres qu’un groupe d’hommes nous encercle soudain, comme exsudés par la forêt. Ils sont petits, minces, très noirs de peau, les cheveux crépus, et sont pratiquement nus à part quelques ornements végétaux autour de la taille ou dans les cheveux. Tous sont armés d’arcs, de lances et de couteaux et nous observent avec méfiance, voire hostilité.
Akash s’avance vers eux les mains écartées et leur dit quelques mots dans leur dialecte. Ils se concentrent sur lui car il leur ressemble un peu, il doit avoir du sang négrito dans les veines (du nom qu’ont donné les Espagnols à cette ethnie au XVIIe siècle). À l’issue d’un bref palabre, Akash se tourne vers nous.
— Je leur ai dit qu’on est venu voir si tout allait bien pour eux, ou s’ils avaient des soucis ou des griefs à nous faire part.
— Et qu’est-ce qu’ils ont répondu ? demande Gareth.
— Que moins ils voient d’étrangers, moins ils ont de soucis, répond Akash avec une grimace.
— Est-ce qu’on peut visiter leur village ? s’enquiert Solange, de nouveau des étoiles dans les yeux.
Akash se retourne vers les Onge et re-palabre, plus long, plus gesticulant. Finalement, ils semblent parvenir à une sorte d’accord ou de compromis, et notre guide revient vers nous.
— C’est d’accord mais on ne donne rien, on ne prend rien, on ne fait pas de photo, on repart avant la nuit et on ne dit à personne où ils habitent, sinon la colère des ancêtres s’abattra sur nous. Ou quelque chose comme ça.
— Pas de problème, opine Gareth, résumant l’assentiment général.
Les Onge font demi-tour et nous leur emboîtons le pas. Ils nous conduisent à leur village de chaddhas, des huttes en bois et palmes au bord d’un petit affluent du Palalankwe. Le village compte une cinquantaine d’âmes dont une douzaine d’enfants, ce qui est plutôt bon signe. De tous les outils, armes et ustensiles qu’on aperçoit, il n’y a pas grand-chose qui ne provienne pas de la mer ou de la forêt : quelques lames de couteaux ou pointes de lances en acier, un jerricane en plastique, une bassine en alu. Ah, et un téléphone que détient le chef du village, qui a au moins trente ans et s’allume encore grâce à son capteur solaire, mais ne capte évidemment rien. Il est fier de nous le montrer malgré tout, et nous dit que ses ancêtres lui parlent à travers, certaines nuits de pleine lune, quand le chamane leur fait boire à tous une décoction d’une plante au nom imprononçable.
Mes scientifiques passent l’après-midi à étudier leur mode de vie, leurs coutumes, leurs croyances, leur régime alimentaire, leur rapport au monde. Ce sont des chasseurs-cueilleurs qui vivent en totale harmonie avec la nature et paraissent jouir d’une parfaite santé. Une goutte de sang prélevée – non sans réticence et longue négociation – au doigt de l’un d’eux et analysée par Maria confirme qu’ils ne souffrent d’aucune carence, jouissent au contraire d’une alimentation bien plus équilibrée que celle de nous autres Occidentaux. Ils chassent une espèce de pécari, pêchent des crabes, des tortues et des poissons dans le récif corallien, recueillent du miel sauvage, et connaissent une quantité incroyable de fruits, feuilles, racines, tubercules et autres plantes comestibles ou aux diverses vertus curatives.
Jadis, expliquent-ils à Akash, ils étaient harcelés par les braconniers qui venaient chasser sur leurs terres ou pêcher sur leurs côtes, et par les touristes ou les colons indiens qui leur donnaient de l’alcool pour violer leurs femmes ou les chassaient de leurs terres pour abattre les arbres et cultiver des choses mauvaises. Mais depuis que les Indiens sont partis, qu’il est interdit de déboiser, que les touristes ne viennent pratiquement plus et que les rangers du gouvernement autonome sont autorisés à tirer à vue sur les braconniers, ils ont beaucoup moins de soucis et peuvent à nouveau prospérer sous la bienveillante protection des esprits et des ancêtres. Je me demande comment Akash parvient à saisir tout ça dans leur langue bizarre, mais il doit la comprendre mieux qu’il la parle et surtout, il possède une connaissance approfondie de l’histoire des peuples indigènes, qui sont parvenus de justesse à éviter l’extinction quand les îles Andaman-et-Nicobar sont devenues indépendantes.
Nous apprenons en outre qu’il y a deux autres villages sur le territoire des Onge, abritant à peu près la même population, ce qui nous fait estimer leur nombre à environ cent cinquante, dont une quarantaine d’enfants. Une augmentation légère mais néanmoins significative, alors qu’ils étaient moins d’une centaine il y a un demi-siècle, décimés par l’alcool, les maladies et les « aides » du gouvernement indien.
Durant une partie de l’après-midi, je suis suivi par une petite fille fascinée par mon eWatch, depuis que je l’ai allumée par inadvertance et qu’elle a projeté dans l’air l’holocarte de Petite Andaman. Elle veut absolument que je lui montre d’autres images, ce que je rechigne un peu à faire, jusqu’à ce qu’elle soit sèchement rappelée à l’ordre par le chef du village : c’est à lui que revient le privilège d’exhiber la boîte à images, pas à un blanc-bec sorti de nulle part (m’explique Akash avec un sourire).
Le soir tombant, on nous fait sèchement comprendre qu’il est temps de déguerpir. Nous ramassons nos affaires et faisons nos adieux, les remerciant pour leur accueil et promettant que personne ne viendra plus les embêter. Le même groupe de guerriers nous raccompagne à l’annexe et ils restent sur la rive, dans le soleil couchant, à nous regarder rejoindre le Nomade, jusqu’à ce que nous montions à bord et levions l’ancre.
***
La tempête nous surprend à la nuit tombée dans la passe Duncan, à mi-distance entre Petite Andaman et l’île Rutland. Soudain le ciel se couvre, le vent se lève brusquement, la mer commence à se creuser. Des éclairs fulgurent et le tonnerre roule sur l’océan.
J’interroge du regard Ravi, à la barre, qui indique ses instruments d’un air navré : aucun signal sur le radar, aucun avis de tempête en cours ni prévu, aucune alerte météo. Pourtant le vent forcit au point que Mohan doit rapidement ferler les voiles, la pluie se met à cingler en rafales et des vagues écumantes balaient le pont du catamaran. Je consulte la météo locale sur mon eWatch, qui ne signale aucune intempérie, et je comprends : il s’agit d’une tempête scélérate, ou grain fantôme, qui à l’inverse du proto-cyclone installé dans le golfe du Bengale depuis des mois, se forme en quelques minutes et peut disparaître tout aussi vite, ou perdurer pendant des heures, avec des creux de douze mètres, des vents force 10 et des trombes marines pour faire bonne mesure.
Le Nomade est balloté comme une coquille de noix, à la merci des lames qui le fouettent avec furie. Ravi a mis en route le moteur électrique afin de maintenir un semblant de cap, mais celui-ci, qui sert principalement à manœuvrer dans les ports, est largement insuffisant devant la puissance des éléments déchaînés.
— On a dû fâcher les ancêtres, commente Akash qui nous a rejoints à la timonerie.
— Sans doute, opiné-je du même ton pince-sans-rire. Comment vont nos scientifiques ?
— Tous blottis dans le carré, à trembler de trouille. Maria vomit tripes et boyaux.
— On a des cachets contre le mal de mer, propose Ravi, cramponné à la barre.
— Je doute que ça suffise, mais je peux toujours essayer.
Sur ces mots, Akash retourne dans la cabine, s’agrippant çà et là, bousculé par les bourrasques, arrosé par la pluie et les embruns.
Nous passons des heures d’enfer à lutter dans la tempête. Malgré son aspect frêle et gracile, le catamaran résiste vaillamment, mais un des mâts casse, celui qui portait l’antenne radio, et nous nous retrouvons sans moyen de communication, hormis un téléphone satellite, dans mes bagages, inutilisable à cette heure et dans ces conditions. Malgré tous les efforts du petit moteur électrique, la tempête nous pousse inexorablement vers le nord-ouest… jusqu’à ce qu’un grand choc sourd suivi d’un horrible raclement fasse trembler tout le navire avant qu’il s’immobilise.
— Nous sommes échoués, constate Ravi, dont le teint d’ordinaire cuivré vire au gris à la pâle lueur du tableau de bord.
Il y a de quoi s’inquiéter en effet : si l’une des coques est éventrée, on est dans de sales draps.
Mohan se précipite sur le pont, indifférent au vent et à la pluie qui le cinglent, se penche par-dessus le bastingage, puis revient faire son rapport :
— On s’est échoué sur un banc de sable, on dirait. Après, il y a des rochers, puis ce qui semble être une île. J’ai aperçu des arbres à la lueur des éclairs.
Ravi hoche la tête, puis fait le point sur notre position.
— Eh bien, vous savez où on est ?
— L’île de North Sentinel, devine Akash d’une voix blanche.
— Exactement.
— Mes scientifiques vont être contents…
Ce sont des paroles en l’air, je n’en pense pas un mot. En fait, on est vraiment dans de sales draps.
La tempête se calme aussi soudainement qu’elle a surgi, et presque en un clin d’œil, le ciel se dégage et scintille de millions d’étoiles. Il y a effectivement, au-delà du banc de sable et des récifs sur lesquels nous sommes échoués, un trait de côte arboré, vierge de toute présence humaine.
Pour l’instant.
Je descends dans la cabine informer mes scientifiques de la situation.
Si des étincelles s’allument de nouveau dans les yeux de Solange Ackermann quand elle apprend que nous sommes échoués aux abords de North Sentinel, ce n’est pas le cas de ses collègues, dans les yeux desquels je décèle plutôt de la peur.
Car l’île est peuplée depuis soixante mille ans par les Sentinelles, une tribu indigène qui vit encore dans la préhistoire et refuse tout contact avec les autres humains. Le dernier recensement, au début du siècle, les estimait entre cinquante et cent cinquante. Ils sont réputés pour leur hostilité et leur violence envers les étrangers. Tous ceux qui tentent de débarquer sur leur île sont accueillis à coups de lances et de flèches. Seule une anthropologue, à la fin du XXe siècle, est parvenue à établir avec eux un contact amical et à leur offrir des noix de coco, un fruit inconnu d’eux car il ne pousse pas sur l’île. En 2018, un missionnaire chrétien américain du nom de John Chau y est venu dans le but d’évangéliser ce « dernier bastion de Satan » et a été aussitôt abattu à coups de flèches. En 2025, un youtubeur, américain également, a débarqué sur une plage pour y tourner une vidéo et y déposer une canette de Coca (!) et a pu repartir sain et sauf, mais c’est la police qui l’a arrêté et expulsé.

Depuis, hormis quelques pêcheurs ou braconniers non répertoriés, personne n’a approché l’île, déjà déclarée sanctuaire par le gouvernement indien. Un statut confirmé et sévèrement contrôlé par les autorités andamanaises, qui envoient régulièrement des garde-côtes patrouiller au large. Et comme les rangers chez les Onge ou les Jarawa, les garde-côtes ont l’autorisation de tirer à vue sur les braconniers. Donc de leur point de vue, toute embarcation mouillant ou naviguant aux abords de North Sentinel est forcément suspecte. Et je doute qu’ils soient au courant de notre expédition ou s’attendent à nous trouver ici, l’île étant en dehors de notre circuit.
— Donc le dilemme est le suivant, conclus-je. Soit on descend à terre et on se fait harponner par les Sentinelles, soit on reste à bord et ce sont les garde-côtes qui nous canardent.
— À moins qu’on parvienne à réparer la radio et qu’on les prévienne, ajoute Akash, s’efforçant de rassurer mon groupe quelque peu atterré.
— Ou à moins que les Sentinelles se montrent amicaux, comme avec cette anthropologue au siècle dernier, espère Solange, qui ne parvient pas à se départir de son enthousiasme à l’idée de rencontrer « le dernier peuple premier ».
Dans les deux cas, j’en doute, mais je préfère garder mes doutes pour moi. Inutile d’appesantir encore plus une situation déjà bien critique.
— Quoi qu’il en soit, on doit attendre le matin pour évaluer les dégâts sur le Nomade et voir si on peut repartir. En attendant, Soraya va nous préparer un curry de poisson dont elle a le secret, car on en a bien besoin, et on va tous essayer de passer une bonne nuit, d’accord ?
***
En fait, tout le monde dort assez mal, craignant que survienne une attaque à tout moment, sursautant au moindre bruit autre que le ressac de la mer. Chacun est sur le pont dès l’aube, scrutant avec appréhension qui la plage et la jungle au-delà, qui la barrière de corail et le large au-delà. Soraya nous prépare néanmoins un solide petit-déjeuner, et tandis que nous mangeons dans le carré, Mohan monte la garde au dehors.
— Rien à signaler, nous rassure-t-il dès que nous ressortons.
— Bon, on va voir si la coque a subi des dégâts et tâcher de réparer cette fichue radio, décide Ravi. Mohan, viens avec moi.
Tous deux sautent à terre. Je me penche par-dessus le bastingage et leur demande :
— Vous avez besoin de moi ?
J’hésite à les suivre, car je vois mes scientifiques engagés dans un conciliabule à mi-voix qui ne me dit rien qui vaille.
— Pas pour le moment, merci, répond le capitaine.
Je rejoins le groupe et leur demande sans ambages ce qu’ils ont en tête. Ils hésitent un peu, se consultent du regard, puis Gareth Jones se fait le porte-parole :
— Eh bien, comme les Sentinelles ne se sont pas encore montrés, on en est venus à se dire qu’ils ne sont peut-être pas si agressifs que ça, ou qu’ils ont compris qu’on s’est échoués et qu’on ne veut pas les déranger, alors Solange propose qu’on tente une expédition dans la jungle, voir s’il y aurait moyen d’établir un contact ou au moins de les observer de loin…
— Vous allez les déranger, objecté-je. Et je vous rappelle que nous ne sommes pas armés, mais eux si.
— Si on perçoit le moindre signe d’agressivité de leur part, on fait demi-tour aussitôt, promet Solange, les yeux brillants.
— Une flèche filera toujours plus vite que vous.
Nous argumentons un moment, mais je vois bien que leur décision est prise : dans leur logique, si les Sentinelles ne nous ont pas déjà attaqués, c’est qu’ils ne vont pas le faire. Je prends Akash à part pour lui demander son avis, lui qui connaît ces peuples indigènes sûrement mieux que mes cinq scientifiques. Il trouve bizarre qu’ils ne se soient pas encore montrés, ils sont plutôt vigilants en général, et s’il estime risquée une tentative de contact, il se dit aussi que c’est le destin qui nous a poussés sur cette île et que ce serait idiot de ne pas en profiter ; lui aussi est curieux d’approcher le peuple le plus mystérieux du monde, qu’il n’a vu que sur de rares photos floues.
— Bon, concédé-je, on y va, mais je veux que vous suiviez Akash en file indienne et en silence, et au moindre signal de sa part, vos obéissez sans discuter, d’accord ?
Tous opinent, et Rebecca exhibe un paquet de riz basmati.
— J’envisage de leur offrir ça, à défaut de noix de coco, si ça peut les amadouer…
Je hausse les épaules. Les Sentinelles connaissent le feu, mais on n’est même pas sûr qu’ils savent en produire ; quant à avoir une casserole pour cuire le riz, ça me paraît encore plus improbable.
— Faites comme vous voulez, bougonné-je. Bon, on y va. Et je vous rappelle : silence et obéissance.
Nous traversons les rochers, franchissons une langue de sable découverte à marée basse, et atteignons les premiers arbres qui sont en train de dépérir, les pieds dans l’eau, transformant peu à peu la côte en mangrove. Akash repère bien vite des traces de pieds nus dans la vase, puis un sentier à peine tracé qui s’enfonce dans la forêt. Nous le suivons en silence, hormis les brindilles et feuilles mortes qui craquent sous nos pas.
Le sentier n’est bientôt plus qu’un fantôme de sentier, envahi par la végétation, et il finit par disparaître totalement à mes yeux. Seul le regard acéré d’Akash lui permet encore de discerner des traces d’un passage – mais assez anciennes, me confie-t-il à voix basse. Ou animales. Ça l’étonne que nous n’ayons pas encore été cernés comme hier par les Onge. Enfin bon, nous continuons.
Le terrain grimpe peu à peu vers un point culminant situé à peu près au centre de l’île. Cela fait bien une heure que nous crapahutons, assez bruyamment je trouve, dans une jungle de plus en plus dense qui semble ne receler aucune présence humaine. C’est très étrange que les Sentinelles ne nous aient pas repérés à ce stade. Se cachent-ils ? Ont-ils peur de nous ? Ou bien… nous tendent-ils une embuscade ? J’ai l’impression d’être complètement perdu dans un tel labyrinthe végétal, bruissant de milliers de chants d’oiseaux et cris d’animaux, mais Akash paraît savoir où il va, en tout cas il avance avec détermination.
Nous franchissons un rideau de fougères arborescentes et soudain, il est là.
Le village des Sentinelles, en plein milieu de la jungle. Envahi par la jungle.
Ou plutôt, les vestiges d’un village. Les huttes de branches et de palmes sont à moitié effondrées, divers objets jonchent le sol, et il règne un silence sous-tendu par les zonzonnements de nuées de mouches. Il plane en outre une odeur putride.
— Il n’y a personne, constate Akash.
— Je crains le pire… dit Gareth en fronçant le nez.
Akash et lui se faufilent dans une hutte, Paul Simmons et moi dans une autre. Il y git un cadavre en décomposition, tout gonflé et envahi de mouches. Nous ressortons aussitôt, la main sur la bouche, en proie à la nausée. Des cris provenant d’autres huttes nous indiquent que les autres ont fait de semblables découvertes macabres.
— Ils sont tous morts, déclare Gareth, effaré.
— Morts de quoi ? m’étonné-je.
— De maladie, probablement, répond Maria, l’air sombre. Une maladie de Blancs contre laquelle ils n’étaient pas immunisés ou n’avaient pas de remède : rougeole, grippe, Covid… Il faudrait prélever des échantillons pour le savoir.
Son expression indique clairement qu’elle ne fera pas une telle chose.
De tout le groupe à divers stades de désarroi, seule Solange ne s’avoue pas vaincue : supportant les miasmes et les mouches, elle explore une hutte après l’autre, jusqu’à ce qu’elle s’écrie soudain :
— Il y a quelqu’un de vivant ici !
Nous nous précipitons. La hutte, à l’écart des autres, paraît un peu moins délabrée. À l’intérieur, nous trouvons une vieille femme étendue sur un lit de fougères, incroyablement maigre, la peau couverte de pustules. Des bouquets de plantes suspendus aux branchages et des graines et pâtes dans des pots en terre crue ou des emballages en feuilles suggèrent qu’elle devait être la chamane ou la guérisseuse du village. Mais elle-même est à l’article de la mort, ses herbes, onguents et décoctions n’ont pas eu d’effet sur la maladie qui a frappé les Sentinelles.
Elle nous dévisage de ses yeux glauques et voilés, mais on n’est pas sûr qu’elle nous voie vraiment. Elle tente de saisir un couteau taillé dans de l’os posé près de sa couche, mais elle n’a même plus la force. Elle marmonne quelques mots de sa bouche édentée, Akash tend l’oreille et je l’interroge du regard, mais il secoue la tête.
— Je ne comprends pas sa langue, avoue-t-il à voix basse.
Rebecca s’accroupit près de la vieille femme, décroche sa gourde de sa ceinture et tente de la faire boire. Mais elle refuse, secoue la tête en pinçant les lèvres. J’en déduis qu’elle a compris que ce qui a décimé sa tribu venait de l’extérieur, et elle ne veut rien ingérer qui ne provienne pas de l’île. Mais c’est trop tard.
Puis – comme si cet effort avait épuisé ses dernières forces – son corps émacié s’arque soudain, ses yeux se révulsent et elle s’effondre sur son lit de fougères en lâchant son ultime soupir. Comme si elle avait attendu jusqu’au bout l’arrivée de quelqu’un devant qui témoigner de l’extinction du « dernier peuple premier », comme dit Solange Ackermann.
Nous restons un long moment dans le silence, la chaleur et les mouches, submergés par l’émotion.
— Il faudrait l’enterrer, suggère Gareth.
Akash secoue la tête.
— Les Jarawa déposent leurs morts sur des plateformes montées sur pilotis et les confient aux corbeaux, afin qu’ils rejoignent les esprits des plantes et des animaux. J’ignore si les Sentinelles faisaient de même, mais on peut supposer que oui. Donc c’est ce qu’on va faire.
Faute de matériel et d’expérience pour bâtir une plateforme sur pilotis, nous déposons la vieille femme sur un rocher plat au milieu du village, sur lequel des taches et coulées brunâtres suggèrent qu’il devait servir à des sacrifices. Les corbeaux – ou plutôt les témias – sont déjà là à croasser, perchés dans les arbres alentour, notre arrivée a dû les déranger dans leur festin.
Akash prononce quelques mots en jarawa accompagnés de gestes rituels, puis nous repartons par où nous sommes venus, toujours en silence mais le cœur gros cette fois.
De retour au Nomade, nous trouvons Ravi et Mohan occupés à étaler de l’époxy à l’avant du flotteur babord, qui a été un peu froissé par le choc de l’échouage, mais par chance il n’est pas troué ni fêlé. Et je constate également qu’ils ont installé une nouvelle antenne radio sur le mât restant.
— On est parvenu à contacter les garde-côtes, nous explique Ravi. Ils sont en route et ils vont nous remorquer, mais on va sans doute écoper d’une amende.
— Mais ce n’est pas notre faute ! protesté-je. C’est la tempête qui nous a drossés ici !
— Ça, ils veulent pas le savoir, grommelle Ravi, avant de se remettre à étaler l’époxy sur la coque abîmée.
— Et vous ? Les Sentinelles ? s’enquiert Mohan.
Nous nous dévisageons, et il me vient à l’esprit que si nous disons la vérité, l’île va être livrée à la pêche, au braconnage, au tourisme, à l’exploitation, et la mémoire des Sentinelles va disparaître à jamais, et leur âmes en peine vont errer sur une terre dévastée qu’elles ne reconnaîtront plus. Alors je déclare d’une voix ferme :
— Ils veulent qu’on les laisse en paix.
Tous les scientifiques opinent avec la même fermeté.
Le syndrome de Gygès
« Thèbes n’est pas une ville fantôme, mais une zone blanche, corrigea Leonor. Cela n’a rien à voir. »
Le bar auquel le petit groupe dont elle avait la charge avait pris place présentait un menu de recettes anciennes : un plateau de friture de seiches avec des mazas d’orge, arrosées d’un vin âpre mêlé de résine, des kourabiés poussiéreux et suintant de miel au milieu d’autres pâtisseries byzantines.
« Oui, bien sûr. Désolée pour cette expression malheureuse », marmonna l’Italienne en reposant son café qui, lui, n’avait rien d’antique.
La table était protégée du soleil écrasant par un large parasol. Leonor eut un sourire de conciliation.
« Sans le Grand Déréférencement, vous auriez pu avoir raison, madame. La ville avait commencé à se vider. Au plus fort du surtourisme, elle était repassée sous les vingt mille habitants. Aujourd’hui, je pense que nous avons atteint le double. »
À la fin des années 2020, des remous géopolitiques avaient fermé les portes de nombre de pays devenus moins attractifs, et remis l’Europe au centre des destinations touristiques, et en particulier la Grèce dans un monde qui se cherchait des racines. Un déferlement de vacanciers avait pulvérisé le plafond de fréquentation de villes déjà saturées. Lorsqu’il était devenu évident que l’afflux ne redescendrait pas de lui-même, un mouvement était apparu, décidé à supprimer la cause du surtourisme : le référencement sur le net. Le point de départ du mouvement était une bourgade, devenue malgré elle la destination préférée de curieux affluant de la planète entière parce qu’une série à succès y avait été tournée. Après qu’un bus bondé de touristes avait versé dans un fossé, une action en justice intentée par les familles des victimes avait ruiné la commune et endetté ses administrés. Celle-ci avait fait appel à un service de déréférencement afin de s’oblitérer des moteurs de recherche ; des bots avaient écumé les réseaux sociaux pour en effacer les posts, fausser des localisations, caviarder des vidéos d’estivants, etc. Le résultat s’était révélé si profitable que beaucoup de sites l’avaient imitée.
Ce désir de disparaître avait été surnommé par la presse le « syndrome de Gygès » ; toute la Grèce avait été touchée, ainsi qu’une partie de la France et de l’Italie. D’Athènes à la frontière albanaise, une douzaine de lieux étaient devenus des zones blanches. Les capitales comme Paris ou Rome ne pouvaient le faire, bien entendu, non plus que des villes historiques comme Venise ou Barcelone. En revanche, les bourgades, les sites côtiers et les réserves naturelles qui avaient souffert du surtourisme s’étaient rués sur les services de déréférencement. Dix ans plus tard, l’ère du surtourisme avait pris fin ; mais pas le goût de la tranquillité, que n’avaient jamais perdu les territoires jadis assaillis. L’Europe toute entière était aujourd’hui criblée de zones blanches.
Leonor se souvenait du point de bascule qui avait incité Thèbes à basculer en zone blanche. Elle n’était alors pas inspectrice de l’office de tourisme, juste une adolescente qui aimait flâner dans les rues. Un défi, lancé sur un réseau social, avait consisté à ériger des statuettes à l’effigie d’un superhéros de dessin animé à la mode, en volant des pierres de la Cadmée. En quelques semaines, le site archéologique avait été pillé, ses pierres multimillénaires dispersées. Même si elle ne l’aurait avoué pour rien au monde, Leonor elle-même avait participé. Sa culpabilité restait gravée au fer rouge dans les replis de sa mémoire. L’événement avait été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase. Une motion votée en conseil municipal avait décidé que Thèbes rejoindrait la cohorte de zones blanches. Désormais, le tourisme était drastiquement encadré. Les tour-opérateurs devaient composer avec les municipalités. Les accords permettaient de réguler le flux touristique, avec la possibilité pour les habitants de le tarir selon leur volonté.
Leonor repoussa sa chaise tout en faisant signe de la suivre au groupe, composé principalement de deux familles. La femme avec laquelle elle venait de discuter fourragea dans sa chevelure blonde avant de rabattre ses lunettes de soleil devant ses yeux.
« Je vous emmène au sanctuaire d’Apollon Isménios. »

Deux kilomètres à peine les séparaient du site, situé à la limite des faubourgs, mais cela suffit à les faire transpirer d’abondance. Le petit groupe suivait les rues aux maisons de pierre éclatante – comme toutes les cités grecques, Thèbes était née d’un rêve de pierre – et aux toits recouverts de panneaux solaires antédiluviens. Les passants étaient peu nombreux. Leonor se rappelait les relents de friture qui planaient sur le centre-ville, aux fresques vandalisées, aux plages dégoûtantes de la côte qu’il fallait tamiser au début de l’automne. Aux gens partout, absolument partout, qui frôlaient ou bousculaient femmes et enfants, perturbaient les pontes des oiseaux sur les côtes, imposaient d’éclairer la nuit au point que l’obscurité n’existait alors presque plus. Ce cauchemar était révolu. Les pistes caillouteuses résonnaient à nouveau du crissement des grillons, les astronomes amateurs avaient ressorti leurs télescopes pour contempler la Voie lactée barrant le ciel purifié de pollution lumineuse. Après la fin du tourisme de masse, elle avait vu le silence se réinstaller, le chant des oiseaux redevenir audible, les insectes et les petits rongeurs réapparaître dans une nature en voie de guérison.
Les maisons s’espacèrent, devinrent plus modestes. Ils passèrent devant un petit parc clos, puis une supérette alignant des bornes de recharge de voiture, comme un hommage à la porte d’Électre.
Du temple ne subsistaient que quelques pierres de fondation couvrant une colline parsemée d’arbres vénérables, et non de palmiers qui avaient colonisé le pays. Comme les enfants s’égaillaient à travers la colline, les adultes se penchaient sur les vestiges.
C’est là qu’elle repéra l’homme pour la première fois. Son visage juvénile contrastait avec un physique de baroudeur aguerri à la marche. Tout de suite, il l’intrigua. Il ne dénotait pas tellement quant à sa tenue, sinon par un sac à dos porté en bandoulière. Ce qui avait attiré son attention était sa façon presque amoureuse de toucher les pierres, comme si l’Histoire qu’elles contenaient était un fluide qui se déversait en lui. Le retour au tourisme raisonné avait encouragé les historiens amateurs. Leonor n’avait cependant jamais vu une telle intensité.
« En Crète, au moins, les pierres tiennent encore debout… » maugréait le mari de la blonde, mais Leonor ne l’écoutait pas. Le reste de la visite, elle garda un œil sur lui.
Le lendemain, une excursion était prévue au sanctuaire de Kabireion. Leonor avait prévu un minibus pour les familles. Le voyageur de la veille n’était pas là, mais elle eut la surprise de l’apercevoir à l’entrée du site, situé au milieu des champs. Son sac lui alourdissait toujours l’épaule. Il était venu à pied.

« Justin, c’est ça ? » dit-elle, la main tendue.
Il la serra sans répondre.
« J’ai eu du mal à retrouver ton profil, hier soir. Cela m’a menée jusqu’à la France. Tu sais brouiller les pistes. »
Un instant surpris, il se reprit, et un sourire ourla ses lèvres.
« Les sites touristiques ne sont pas les seuls à vouloir se faire discrets. Certaines personnes aussi veulent la paix. »
Leonor se fendit d’une moue signifiant que cette pirouette ne la trompait pas.
« Tu es en Grèce depuis longtemps ?
— Pas tellement. »
Il avait longé la côte depuis Athènes. Mais il avait trouvé les ports trop bien briqués : l’argent du surtourisme avait généré un ravalement généralisé de la façade maritime. Après Thèbes, Justin poursuivrait sa route vers Delphes, avant de remonter vers le Péloponnèse.
L’éventail des raisons poussant à visiter la Grèce était si large que Leonor renonça à lui demander de préciser : on trouvait des chasseurs de légendes, des ornithologues, des païens en quête mythologique, ceux qui marchaient dans les traces de Lord Byron, Flaubert ou Freud… La jeune femme pressentait que Justin n’appartenait à aucune de ces catégories.
« Hier, tu avais l’air passionné par les vestiges. Delphes devrait t’intéresser davantage. Elle est moins banale que notre petite ville. »
Il secoua doucement la tête.
« Je communie mieux avec les lieux en zone blanche. Delphes n’en fait pas partie. »
Une alarme se déclencha sous le crâne de Leonor. Le Grand Déréférencement avait déclenché une guerre de l’information autour des zones blanches : pour certaines agences, celles-ci représentaient des destinations prisées, pour lesquelles des clients étaient prêts à payer très cher, une fois le quota de touristes atteint. D’autres avaient décidé de contre-attaquer, et tentaient de réintroduire les données supprimées par les bots. Des agences envoyaient des agents récolter des informations sur place sans autorisation des municipalités afin de vérifier la véracité de ce qu’ils proposaient à leurs futurs clients.
Il y avait de fortes chances pour qu’un de ces agents se tienne devant elle en cet instant. Tandis qu’ils traversaient l’amphithéâtre, elle envoya un signalement à la direction de l’office. S’il s’avérait que Justin travaillait pour une agence, son visa serait révoqué. Durant la visite dans le petit musée dressé à côté du site archéologique, ses pensées ne cessèrent de revenir au jeune homme. Son intuition commençait à vaciller.
Sans réfléchir, elle se mit à le suivre à travers les ruines de l’amphithéâtre. Il se pencha, farfouilla le sol. Leonor attendit qu’il soit parti pour se rendre à l’endroit. Une sorte d’ampoule en plastique avait été enfouie contre une pierre. Elle l’empocha.
Au moment où le minibus se garait pour ramasser le groupe, elle s’approcha de lui.
« Justin, est-ce que tu es un simple randonneur ? » demanda-t-elle abruptement en lui montrant l’ampoule au creux de sa paume.
Il soutint son regard.
« Pourquoi, que crois-tu que je fais ? »
Aussitôt, il se rendit compte que répondre à une question par une autre ne ferait pas avancer la discussion. Un soupir s’échappa de ses lèvres. « Je ne travaille pas pour ces agences qui rêvent de se débarrasser des zones blanches, mauvaises pour leurs affaires. C’est tout le contraire.
— Comment ça ?
— Le syndrome de Gygès est bien connu. Mais tu connais celui de North Sentinel ?
— Le… non.
— C’est une des îles du golfe du Bengale. North Sentinel est habitée par la dernière tribu totalement coupée du reste du monde. Ses habitants chassent quiconque s’approche. C’est aussi la seule à avoir conservé son authenticité. Pour certains, comme moi, ils représentent une inspiration.
— Une inspiration pour quoi ?
— Pour restaurer les terras incognitas d’autrefois.
— Mais pourquoi ?
— Pour que, quand on voyage, on découvre véritablement la terre qu’on aborde. » Il exhiba l’ampoule. « Voilà à quoi servent mes sentinelles : ce sont des brouilleurs universels. Les GPS, les connexions aux clouds qui permettent d’enregistrer des photos, rien ne passe. »
Il expliqua qu’il semait ses sentinelles partout où il passait, en particulier dans les zones blanches où les contrôles étaient moins stricts. Un Petit Poucet à l’envers, songea Leonor, semant des cailloux non pas pour se retrouver, mais au contraire pour se perdre.
Justin surprit son sourire.
« Dois-je en déduire que tu ne me dénonceras pas ? »
Elle pinça les lèvres.
« C’est déjà fait. On te retirera tes gadgets à l’arrivée. »
Il regarda autour de lui, inquiet. Leonor fit signe au chauffeur du minibus, et la porte s’ouvrit dans un soupir pneumatique. Justin sauta à terre et rajusta son sac à dos. Il désigna l’ampoule.
« Je peux la reprendre ? Chaque sentinelle m’a coûté une petite fortune…
— Je la garde tout de même. Un trophée arraché à la tribu de North Sentinel. »
Il agita la main en signe d’adieu, et la porte se referma.
Voyager hors des sentiers battus en 2075 : mission impossible ou quête réinventée ?
En plus de 10 ans de voyages autour du monde, j'ai vu des rizières autrefois inconnues devenir des trends sur Instagram, des villages isolés devenir des étapes incontournables du circuit touristique, et même des déserts… être envahis par la 4G. Alors forcément, la question se pose : dans 50 ans, pourra-t-on encore parler de « voyage d'aventure » ou « hors des sentiers battus » sans tomber dans le marketing creux ?
Et si la vraie aventure, en 2075, n'était plus une question de géographie, mais de posture, de regard, de lien ? Parlons de cette exploration du futur.
La planète, cartographiée… mais pas épuisée
D'ici 2075, les drones autonomes, les satellites et l'intelligence artificielle géospatiale auront probablement numérisé chaque recoin de la planète en temps réel. Les lunettes de réalité augmentée offriront des reconstitutions historiques instantanées de n'importe quel lieu, tandis que les capteurs IoT disséminés partout transmettront des données environnementales en continu. Oui, même cette vallée perdue en Papouasie dont votre pote vous a parlé comme d'un secret jalousement gardé. Le fantasme de la « terre vierge » aura vécu.
Mais soyons honnêtes : cette illusion est déjà largement dépassée. Ce qu'on appelle aujourd'hui « hors des sentiers battus » est souvent balisé sur Google Maps et noté 4,7 sur TripAdvisor.
Alors, est-ce que tout aura été vu ? Non. Car voir n'est pas comprendre. Et comprendre n'est pas vivre. En 2075, la planète ne sera peut-être plus un terrain d'inconnu géographique, mais elle restera encore et toujours un terrain d'inconnu humain.
Vers une nouvelle définition de l'aventure
Pendant longtemps, j’ai confondu aventure avec éloignement, difficulté d'accès, absence de confort. Mais demain, l'aventure pourrait changer de visage. La révolution sera dans l'approche : passer du tourisme de consommation au voyage de contribution.
Ce sera peut-être :
• Passer plusieurs semaines avec une communauté inuit en train de réinventer son mode de vie à cause de la fonte des glaces, en participant activement à leurs innovations d'adaptation.
• S'immerger dans une capitale au cœur de l'Afrique ultraconnectée - peut-être Lagos avec ses dizaines de millions d'habitants ou Kinshasa devenue mégapole technologique - pour comprendre comment on y invente les solutions urbaines de demain.
• Dormir sous les étoiles dans un désert espagnol, au cœur d'une zone ré-ensauvagée par l'homme, en accompagnant les biologistes qui y réintroduisent la faune disparue.
Loin d'un tourisme d'Instagram, le voyage d'aventure de 2075 sera peut-être un retour à l'intime, au sensible, à la rencontre vraie. Il faudra « mériter » l'expérience : non pas par la distance ou le danger, mais par le temps, l'écoute, la capacité à s'étonner. C’est, en tout cas, mon pari.
Une planète plus fragile… et donc plus exigeante
En 2075, voyager ne sera plus anodin. Le poids écologique du tourisme, déjà pointé du doigt aujourd'hui, sera devenu un sujet central, pour les Français (plutôt en avance sur cette réflexion) comme pour les autres. Les « budgets carbone personnels » seront probablement généralisés, et chaque déplacement puisera dans un quota annuel strictement limité. Chaque kilomètre parcouru devra peut-être… être justifié.
Et c'est d’ailleurs peut-être ça, le vrai luxe de demain : mériter son déplacement.
Le voyage d'aventure devra composer avec des restrictions : quotas de visiteurs dans les zones sensibles, moyens de transport régulés selon leur impact climatique, accès conditionné à des comportements responsables et à une contribution locale mesurable. Ce ne sera probablement plus « où je veux, quand je veux ».
Mais est-ce vraiment une mauvaise nouvelle ? Ce changement de paradigme pourrait justement redonner du sens au voyage. Voyager moins, mais mieux. Partir avec une intention. Prendre le temps. Accepter que l'on n'est pas toujours le bienvenu, et que l'on a un rôle à jouer dans l'équilibre des lieux que l'on découvre.
Cette contrainte transformera aussi l'économie touristique : exit les voyages low-cost et les week-ends à l'autre bout du monde ou de l’Europe. Place aux séjours longs, aux voyages initiatiques, aux expériences transformantes qui justifient leur coût environnemental par leur impact personnel et social.
L'ailleurs… juste à côté
Cette révolution des contraintes écologiques ouvre d'ailleurs une voie inattendue : et si, en 2075, les nouveaux sentiers battus étaient à deux pas de chez soi ? Dans un monde où tout le monde ne peut plus aller loin facilement, la vraie rupture sera peut-être de redécouvrir le proche.
Je pense à ces villages oubliés en France, à mon Auvergne natale qui recèle de pépites, à ces campagnes revitalisées par des néo-ruraux porteurs de récits fascinants. Je pense aussi à ces quartiers multiculturels dans nos métropoles, riches d'histoires, de langues et de luttes. L'aventure sera aussi urbaine, sociale, humaine.
L'exotisme ne sera plus une affaire de kilomètres, mais de décalage de regard. Ce n'est pas tant le monde qui manque de mystères, c'est souvent notre capacité à les percevoir qui s'émousse.
Une hybridation entre le réel… et le virtuel ?
Difficile de parler de 2075 sans évoquer les métavers ultraréalistes, les interfaces neurales directes, les voyages en réalité virtuelle avec retour sensoriel complet. En 2075, on pourra probablement « sentir » l'air marin breton depuis son salon parisien, « goûter » un thé tibétain grâce à des stimulateurs gustatifs, et « marcher » dans la jungle amazonienne avec des combinaisons de réalité augmentée.
Certains prédiront la fin du voyage physique : pourquoi se déplacer si l'on peut tout « vivre » depuis chez soi, sans impact carbone et avec une expérience sensorielle quasi parfaite ?
Mais, je n'y crois pas. L'humain a besoin de réel. De saveurs qu'on ne peut pas télécharger. D'odeurs authentiques. D'imprévus vrais. D'interactions qui échappent à tout script. Le numérique pourra enrichir, préparer, prolonger un voyage - imaginez des guides IA personnalisés qui s'adaptent en temps réel à vos intérêts, ou des traducteurs neuronaux instantanés qui préservent les nuances culturelles. Mais il ne remplacera jamais la marche dans la boue, la chaleur d'un thé partagé ou la fatigue au bout d'un trek.
Plus probablement, le voyage de 2075 sera hybride : une préparation virtuelle immersive, une expérience physique intensifiée par la technologie, et un prolongement numérique qui maintiendra les liens créés sur le terrain.
Conclusion : l'esprit d'aventure ne disparaîtra pas. Il mutera.
En 2075, le monde aura changé. Le tourisme aussi. Mais le désir d'aller vers l'autre, de sortir de soi, de se confronter à l'inconnu — ce besoin-là est fondamentalement humain. Il survivra aux technologies, aux crises, aux mutations du monde.
Ce ne sera plus forcément une aventure géographique, mais ce sera toujours une aventure humaine.
Et peut-être qu'en 2075, « hors des sentiers battus » ne voudra plus dire « être seul dans une vallée lointaine », mais « être à contre-courant dans un monde saturé de récits préfabriqués et d'expériences virtuelles formatées ».
Et ça, c'est une aventure que j'ai bien l'intention de continuer à vivre.
L'avis de Nomade Aventure
Quand on s’est choisi comme « baseline » (slogan, signature ou courte phrase qui résume la promesse d’une marque), il y a une douzaine d’années, « Voyages hors des sentiers battus » (ou, en version développée, « Créateur de voyages hors des sentiers battus depuis 1975 »), la question de savoir si, comment, et combien de temps, on pourra « encore voyager hors des sentiers battus » est plus qu’importante : elle est existentielle.
Vous allez me dire : nous pourrions aussi changer de baseline ! Mais il faudrait changer aussi – et c’est une autre paire de manches ! - ce pourquoi la majorité des voyageurs viennent chez Nomade Aventure : découvrir des destinations proposées par personne d’autre, des régions méconnues, des villages isolés, des sentiers négligés, et/ou des manières originales de découvrir un pays (un « sentier battu », ce n’est pas seulement un itinéraire trop balisé, ce peut être une manière conformiste de découvrir le pays). Ce qui ne veut pas dire que nous écartons délibérément de nos propositions les destinations les plus fascinantes et leurs sites les plus fameux (hors grandes villes, tout de même : Nomade Aventure est d’abord un spécialiste des grands espaces), mais que nous essayons toujours de trouver un équilibre entre ces incontournables et les pépites cachées : un petit monastère perdu sur les flancs d’une colline au Sri Lanka, un bunker abandonné en Albanie, la rive d’une rivière asséchée nichée entre deux falaises de grès au cœur du Damaraland (cette dernière étant le coup de cœur absolu de mon voyage en famille, cet été, en Namibie) comme lieux pour passer la nuit ; la Tanzanie oui, mais aussi la Zambie ; le Pérou évidemment, mais pas seulement la Vallée Sacrée ; l’Ouzbékistan bien sûr, mais aussi le Kirghizistan ; la Croatie forcément, mais la Bosnie aussi !

Mais à long terme, le développement continu du tourisme – et le partage de chaque lieu sur les réseaux sociaux - n’aura-t-il pas conduit à ce que la moindre parcelle intéressante de la planète soit connue, balisée, visitée ? Et le seul enjeu ne sera-t-il pas, partout ou presque, de réguler les flux, voire de combattre le « surtourisme » (qu’on aura tout fait, depuis un ou deux siècles, pour faire naître et accroître), au besoin en orchestrant l’« effacement numérique » de certaines destinations, sorte de droit à l’oubli géographique, comme l’imagine Laurent Genefort (voir sa nouvelle « Le syndrome de Gygès ») ? Ou la définition même de « voyage hors des sentiers battus » devra-t-elle être réinventée, pour relever d’abord d’une question de regard et de modalités, et non plus de géographie, comme Bruno Maltor en fait l’hypothèse (voir son article « Voyager hors des sentiers battus en 2075 : mission impossible ou quête réinventée ? ») ?
C’est possible, mais je ne crois pas. Ou du moins, si la régulation des flux touristiques – en général, à l’échelle mondiale, compte tenu des enjeux environnementaux ; et localement, pour faire face aux problèmes ponctuels (dans le temps et l’espace) de surfréquentation – et par ailleurs un changement de posture à l’égard du voyage, seront deux leviers indispensables, ce n’est pas pour autant que la planète ne recèlera plus, ou pas suffisamment, en 2075, de destinations, proches ou lointaines, peu ou pas visitées et qui pourtant recèlent des trésors pour le voyageur.
Songeons qu’en 2025, un grand voyagiste français ne propose en général que soixante à quatre-vingts pays, une centaine au maximum (sur près de 200 dans le monde). Fram, le plus ancien de France, n’offre que 10 destinations sur le continent africain, qui en compte 54 (il est vrai qu’un certain nombre ne se prêtent actuellement pas au tourisme pour des raisons de sécurité, mais tout de même pas les quatre cinquièmes !). Côté Nomade, conséquence logique de notre ambition de ne pas nous limiter aux incontournables, on compte environ 120 pays au catalogue, même si tous ne reçoivent pas de clients chaque année (106 tout de même, en 2024). Il faut dire que, question « destinations pointues », on ne lésine pas : Sainte-Hélène, Falkland, Timor oriental, Uruguay, Paraguay, Zimbabwe, Jamaïque, Salvador, Bosnie-Herzégovine, Arabie saoudite, autant de pays qui sont rarement (voire jamais) au menu des tours opérateurs. Et pour la plupart des pays, même si certains affichent l’ambition de développer une activité touristique, il en sera probablement de même… en 2075. Car la concurrence est rude, et les attentes de la très grande majorité des touristes du monde, en matière d’infrastructures, d’hébergements, de transports, d’activités, etc., très élevées. Et encore, j’évoque ici surtout des destinations plutôt lointaines, mais il en va de même de beaucoup de régions françaises ou européennes. Selon l’Organisation Mondiale du Tourisme, 95% des touristes mondiaux visiteraient moins de 5% des terres émergées. Je n’ai jamais trouvé l’étude scientifique qui valide ces chiffres, mais ils donnent une bonne idée de la concentration des flux (et de son corollaire, la surfréquentation de certains sites à certaines périodes, qu’on fustige souvent sous le vocable infâmant de « surtourisme ») mais aussi… du vide du reste du monde ! Un vide qui permettra, très longtemps sans doute, et en 2075 en particulier, de proposer des voyages « hors des sentiers battus »…