"Le changement climatique, opportunité pour réinventer le voyage", interview de François Gemenne par Fabrice Del Taglia

 

 

Discours de réception du Prix Nobel de la Paix 2075

Vue en gros plan de la médaille du Prix Nobel, où est gravé un portrait d'Alfred Nobel.
Médaille du Prix Nobel © Jean-Luc/stock.adobe.com

Chers amis du monde entier,

C’est avec une profonde émotion et une fierté non dissimulée que je me tiens à cette tribune aujourd’hui, devant vous, représentants de cette glorieuse académie, pour recevoir ce prix au nom de l’Agence du Voyage Obligatoire. Que de chemin parcouru depuis que nous avons créé l’Agence, il y a désormais un demi-siècle, en 2025. Laissez-moi profiter de cette occasion pour retracer les grandes lignes de cette aventure qui a changé la face de notre planète.

Les plus anciens s’en souviennent, l’idée paraissait un peu folle à l’époque. Voire complètement folle. Nous étions la cible des critiques les plus virulentes et des moqueries les plus acerbes. À vrai dire, même ma mère m'avait regardé d'un air inquiet quand je lui en avais présenté le principe. Quand on nous traitait d’illuminés, je répondais ceci : vous pouvez dire que je suis un rêveur mais je ne suis pas le seul. (Je l’avoue, je ne suis pas l’auteur de cette formule). Derrière cette apparente folie, il y avait une intuition fondée sur l’expérience : seuls ceux qui ont parcouru le monde peuvent l'aimer. Et donc le protéger.

C’était l’époque du tout virtuel, des réseaux sociaux toxiques, du Grand repli sur soi. Les écrans reliaient les individus mais broyaient leurs âmes. Asphyxiés par les algorithmes, les humains s’enfermaient dans leur bulle. Chacun se réfugiait dans son propre réel. Le monde carburait à la rage et la frustration, sur lesquels prospéraient les discours de haine. L’Autre et l’Ailleurs focalisaient les ressentiments. Les plus raisonnables s’étaient fait à l’idée : nous foncions dans le mur. Mais nous, les murs, nous voulions les abattre. Il fallait bâtir des ponts. Pour se comprendre vraiment, il fallait vivre ensemble. Partager des lieux. Respirer le même air.

Oh, l’idée n’était pas neuve. Nombre d’écrivains avaient vanté les vertus du voyage comme école de la tolérance et de l’empathie. Dans le champ politique, de glorieux pionniers nous avaient mis sur la voie. Après la seconde guerre mondiale, de nombreuses organisations, au nom du « plus jamais ça », avaient favorisé l’amitié entre les peuples par le biais de programmes d’échange. À la fin du XX ͤ siècle, Erasmus avait enthousiasmé des générations de jeunes gens, construisant le socle d’une culture commune, au gré de leurs études aux quatre coins du continent. Dans les amphithéâtres (et dans les soirées étudiantes), une conscience internationale est née. Et pas mal de bébés binationaux aussi. Et des amitiés. On n’envisage pas de faire la guerre contre ceux avec lesquels on a révisé ses partiels. On ne lance pas de bombes sur ceux avec qui on a trinqué au pub. Mais le système Erasmus avait ses limites. Il bénéficiait principalement aux jeunes issus des classes moyennes et supérieures.

Nous avons donc ajouté un paramètre inclusif : la contrainte. C’est ainsi, après des années de lobbying international, que nous avons réussi à instaurer le principe légal du Voyage Obligatoire à l’échelle mondiale, lors du désormais historique Sommet de Jakarta. Chaque citoyen, entre 18 et 25 ans, quelle que soit son origine, son milieu social ou son parcours, devait passer six mois dans une région du monde tirée au sort. Pas dans un hôtel quatre étoiles de carte postale. Pas dans un ghetto touristique. Non : dans la vraie vie, celle qui nous bouscule, nous enrichit et nous fait repenser notre propre identité. Une vraie immersion, parfois rude, souvent inattendue, toujours inoubliable.

Cela ne s’est pas fait sans résistance. On nous a accusés de supprimer la liberté de non-circulation. De pratiquer le déplacement forcé de population. On nous a traités de fascistes (c’était monnaie courante à l’époque, tout le monde traitait tout le monde de fasciste). Un argument portait, néanmoins : nous risquions de déstabiliser les économies locales en les privant de leurs forces vives. Nous rétorquions que beaucoup de pays mobilisaient leur jeunesse pendant de longs mois à des fins militaires, sans que ça n’émeuve grand monde.

Vint alors l’autre grande idée : rémunérer le voyage obligatoire. On connaît le pouvoir de conviction d’une rétribution financière. Changement de paradigme : les gens ne payaient plus pour voyager. Ils étaient payés pour voyager. On donnait des billets pour acheter des billets. L’adhésion, on s’en souvient, a été rapide. C’était, finalement, une simple affaire de volonté politique. En taxant une fraction des revenus des transactions sur les cryptomonnaies, nous avons financé les périples de centaines de millions de jeunes chaque année. Ce qui a entrainé le grand boom économique des années 2040, bénéficiant au plus grand nombre. Vous avez toutes et tous des souvenirs de votre Voyage Obligatoire. Ce rituel initiatique global est devenu une expérience partagée, un socle commun de communication. Chacun se souvient des joies et des difficultés rencontrées lors de son Voyage. Chacun se souvient des rencontres qui changent une journée, des épiphanies qui changent une vie. La liste est longue de ceux qui se sont trouvés en sortant de chez eux. Je me souviens de Jaya, cette étudiante Indienne envoyée en Laponie, qui vivait chaque tempête de neige comme un affront personnel, pestant contre le froid, l’obscurité et les bonnets de père Noël. Jaya qui, au fil du temps, a appris à écouter le craquement des glaces, à lire les histoires des vents. Jaya qui aujourd'hui dirige une ONG enseignant aux jeunes des régions tropicales les techniques ancestrales de survie et d’observation des climats extrêmes. Je me souviens de Burt, ce néo-nazi bulgare, contraint de séjourner au Nigéria et qui, après quelques jours de bouderie, a acheté un djembé. Burt qui est revenu chez lui, quelques mois plus tard, vêtu d’un boubou et qui a monté un groupe d’afro-beat, avec le succès qu’on sait. Je me souviens d’Abdelkrim, ce sémillant prêcheur salafiste du Yemen qui découvrit les charmes de San Francisco et dirige désormais un centre d’information LGBTQIAXW#+ à Aden. Ces histoires ne sont pas des exceptions. Elles sont devenues banales.

Bien sûr, au début, une question brûlait toutes les lèvres. Comment gérer tous ces flux de voyageurs sans massacrer le climat à coups de kérosène ? Là aussi, nous avons innové, grâce à la coopération technologique mondiale. Et nous avons réussi ce que nos ancêtres pensaient impossible. Aujourd'hui, franchir l'Atlantique avec la flotte solaire consomme moins d'énergie qu'un trajet Paris-Lille il y a cinquante ans. Nos grands dirigeables à hydrogène traversent les continents, silencieux comme des nuages. Les bateaux-jardins sillonnent les mers en recyclant le CO₂ en algues nutritives. Les tunnels hyperloops sous le Pacifique permettent de relier Lima à Tokyo en dix heures chrono, tout en dégustant un ceviche au saké. Le monde est devenu à la fois plus vaste et plus proche. Nous avons réconcilié le rêve de Marco Polo et celui de Greta Thunberg.

Le résultat est au-delà de nos espérances. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Depuis l’instauration du V.O. les conflits interétatiques ont chuté de 78%. Les actes de xénophobie ont reculé de 62%. Les mariages mixtes ont explosé, donnant naissance à ce que les démographes appellent la génération créole universelle. Le pourcentage de jeunes maîtrisant trois langues ou plus est passé de 17% en 2040 à 64% aujourd’hui. Les actes d’hospitalité spontanée ont été multipliés par quatre selon l’Observatoire des Solidarités. Et surtout, la confiance en l'autre, notion longtemps absente de nos statistiques, est devenue un indicateur central des Nations Unies. Oui, chers amis, nous mesurons désormais l’espérance en l'autre comme on mesure l'espérance de vie. Et elle est en constante augmentation.

Permettez-moi de conclure en annonçant le lancement, dès l’année prochaine, du Passeport Planétaire. Chaque être humain, dès sa naissance, recevra ce sésame le consacrant comme citoyen du monde. Il ne remplace pas nos identités locales, il les fusionne. Nous ne dissolvons pas nos cultures : nous les fertilisons. Ce passeport affirme que nous sommes, avant toute chose, les passagers d'une même aventure sur la planète Terre.  Alors, souvenons-nous, en ce jour historique : c’est parce que nous avons tendu la main que nous avons touché l’horizon. Je vous prie de m’excuser, je m’égare dans le lyrisme. C’est l’effet de la joie de recevoir ce Prix Nobel de la Paix dans un monde qui va mieux. Je dois maintenant vous laisser, j’ai un dirigeable à prendre.

Je vous souhaite de beaux voyages. 

 

Itinera ad fines imperii

En 2075, les transports aériens ont achevé leur mutation, à la faveur de spectaculaires progrès technologiques ayant permis tout à la fois de parvenir à une totale décarbonation, de renouer avec des vols supersoniques et d’initier des vols hypersoniques commerciaux permettant de traverser l’Atlantique en moins deux heures. Cette mutation technologique est opportunément venue prendre le relais des combustibles fossiles qui avaient autrefois permis des déplacements fréquents et à prix abordables pour une minorité significative des habitants de la Terre. Néanmoins, le coût très élevé de ces nouvelles technologies, combiné à la raréfaction des énergies fossiles a eu pour conséquence l’augmentation spectaculaire du prix des voyages lointains avec pour corollaire une diminution drastique du nombre des vols proposés. 

Ainsi, même au sein de la petite minorité ayant les moyens de payer des billets d’avion aux prix plus de dix fois supérieurs à ceux qui se pratiquaient dans le premier quart du siècle, la rareté de l’offre a rendu indispensable la mise en place de moyens variés de la répartir : le simple tirage au sort parmi les clients solvables est le mode le plus usité ; mais bien évidemment, il a été rapidement doublé d’un marché noir car certains candidats au départ ne s’inscrivent que dans la perspective d’être tirés au sort et de pouvoir revendre leur droit à voyager à d’autres, disposés à payer encore plus cher pour s’affranchir des règles communes. Pour contrecarrer ce marché de revente, certains pays ont rendu intransférables les droits à voyager ainsi obtenus, tandis que d’autres ont réussi, à la faveur de règlements d’une infinie complexité, à instituer, de facto, un système discrétionnaire, le droit au voyage lointain devenant une récompense pour services rendus, plus convoitée que les décorations, civiles et militaires. Quant aux plus fortunés, ils se voient proposer des week-ends sur la lune, les fameux « clairs de Terre », à peu près pour le prix de la Golden Card de feu le président américain Trump, dans les années 2020.

Vue de la Terre depuis la Lune : au premier plan, la surface lunaire et à l'arrière-plan, la Terre.
Lever de Terre depuis la Lune © NASA Goddard

Les amateurs de voyages lointains ont aussi la possibilité d’opter pour de grands navires mus grâce au vent et au soleil, ce qui, en allongeant la durée du transport présente le double intérêt de faire du déplacement lui-même un élément du plaisir touristique et, de facto, de contribuer à en limiter le nombre. 

Après une période où les premiers nouveaux navires à voile affichèrent les avantages de l’hybridation permettant de bénéficier de l’image flatteuse de l’énergie du vent tout en navigant le plus souvent avec des biocarburants, les nouvelles générations de navires combinent désormais un plus grand nombre de passagers – sans toutefois prétendre rivaliser avec les navires géants du premier quart du XXIesiècle –, l’absence de recours aux combustions quelles qu’elles soient et un important stockage d’énergie électrique d’origine éolienne permis par la maîtrise des supercondensateurs, acquise depuis déjà près de trois décennies ; ainsi, lorsque le vent ne souffle pas, ou pas assez, ces navires sont désormais capables de naviguer plusieurs heures tout en assurant les besoins en énergie nécessaires à la vie d’une collectivité de plus d’un millier de personnes.

Les voyagistes ont pris soin de rappeler que le dépaysement commence dès le pied mis sur le navire, tandis que les touristes les plus âgés rappellent les voyages de leur jeunesse, lorsque les navires partaient et arrivaient à heure fixe, sans se soucier de la vigueur du vent et de la couverture nuageuse, tout en reconnaissant que le fait d’être tributaires de la bonne volonté des forces naturelles ajoutait désormais du piment à des transports moins normés qu’avant : « Renouez avec le Grand Tour, trois siècles après, mais avec le confort et la sécurité des navires d’aujourd’hui », « Osez l’aventure : vous savez quand vous partez, mais pas quand vous arriverez ! », deux slogans, parmi beaucoup, mis en avant par les marketeurs du tourisme.

Bref, en 2075, le monde du tourisme est plus que jamais le miroir grossissant des inégalités entre humains, puisqu’il propose un éventail de destinations allant des vacances près de chez soi aux voyages sidéraux ; la grande majorité des touristes dans le monde demeurent, comme aujourd’hui, dans leur pays, dans des hébergements échappant toujours pour une large part à l’univers marchand. Pour ceux qui sortiront de leurs frontières, là encore, les destinations de proximité seront privilégiées, desservies par des transports électriques alimentés par un cocktail d’énergies nucléaire, solaire et éolienne. 

Mais la géopolitique est venue singulièrement compliquer les voyages touristiques lointains : alors même que la technique triomphante avait enfin permis de presque complètement s’affranchir des distances, la capacité des hommes à contrarier les avenirs radieux tout tracés s’est montrée une nouvelle fois presque aussi illimitée que l’imagination créative des ingénieurs. En effet, depuis le traité d’Ankara (2053), version vingt-et-unième siècle du traité de Tordesillas, le monde est partagé entre deux empires définitivement antagonistes, l’américain et le chinois, qui gèrent chacun un immense espace au sein duquel ils assurent plus ou moins la sécurité collective, grâce à un système de vassalisation à l’efficacité décroissante au fur et à mesure qu’on s’éloigne du cœur le plus protégé ; c’est ainsi que les périphéries sont devenues des espaces incertains à tous points de vue où, certes des échanges existent, mais au prix de très forts risques. Aux marges extrêmes de ces deux empires se sont donc développées des entités politico-militaires nouvelles chargées de la sécurité des derniers points de passages, où pirates repentis, militaires sans solde et marginaux de toutes sortes, font régner un ordre relatif moyennant le paiement de lourds tributs qui viennent grever encore plus le coût des derniers échanges marchands inter-empires ainsi que des ultimes liaisons touristiques aériennes et maritimes.

Pour la petite minorité qui parvient encore à pérégriner aux frontières des empires, le voyage se mérite plus que jamais : non seulement parce qu’il coûte, mais aussi parce qu’il se conçoit, se désire et se prépare longtemps à l’avance. Du coup, l’investissement – financier et psychologique – donne à ces rares itinérances qu’on peut encore espérer réaliser dans une vie une valeur incommensurable, une valeur que pourtant chaque voyage mérite ou mériterait.

Quelle est la valeur de cette fable ? Certes, décrire un scénario plus ou moins plausible parmi beaucoup ; mais aussi et surtout, au sein de ceux qui ont les moyens aujourd’hui de se déplacer sur de longues distances, de plaider en faveur de voyages moins nombreux qui, pour être plus rares, n’en seront que plus appréciés et plus mémorables.

 

Mobilités 2075

Nous sommes le 31 décembre 2074, à 23h59…

5,4,3,2,1 « bonne année ! » on s’embrasse on se souhaite le meilleur, comme si les bons sentiments allaient durer éternellement… ô temps ! suspends ton vol…

« Et si on téléphonait à nos cousins d’Amérique ? » suggère mon fils Ivan.

Aussitôt dit, aussitôt fait, je branche mes lunettes « tête hautes »*1 munies d’une caméra et projetant sur le verre les informations, cela s’appelle le « head up display » (HUD) qui est utilisé par tous les conducteurs d’avions ou de voitures. 

Ma cousine Francine, prof à Berkeley, reçoit les images en direct également sur les verres de ses lunettes, le tout grâce au haut débit satellitaire 10 fois plus rapide que dans les années 2020 !

Minuit. Gérard : « Salut Francine ! Ça y est nous sommes en 2075 ! »

Francine : « Salut Gérard, salut à tous je vous vois bien également il ne manque que le contact physique qui rend la bise plus émotionnelle. Et Gérard, pourquoi ne viendrais-tu pas fêter la nouvelle année avec nous en Californie ? Après tout, il n’est que trois heures de l’après-midi ici sur la côte ouest. »

Gérard : « C’est tentant, pourquoi pas, j’appelle Arthur, mon avatar humanoïde*2 qui va s’occuper de tout : « Arthur, trouve-moi un billet pour Sacramento ! »

00h15. Avatar : « Je vous répond dans les 8 mn, en attendant, je vous suggère de préparer votre mini valise intelligente et j’appelle un cybercar*3 ».

La valise intelligente est un « bagdog » munie d’une puce pour ne pas l’égarer. Elle vous suit comme un chien, et, suivant la situation, se transforme également en caddy ou en scooter électrique : c’est ce qu’on appelle la « marche augmentée ». 

Les cybercars, elles, sont des navettes autonomes roulantes et volantes à propulsion électrique. Elles peuvent s’accrocher ensemble comme un train et ses wagons pour passer de 6 à 36 places.

00h30. Arthur : « Il est minuit 30, heure de Paris, j’ai trouvé un vol pour San Francisco, votre carrosse arrive dans 10 mn ».

Gérard : « Salut les amis, je vous laisse arroser cette nouvelle année sans moi, et vous confie Arthur qui devrait pouvoir répondre à toutes vos sollicitations. »  (Arthur se fend d’un sourire discret.)

00h40. Mon véhicule est en fait un drone autonome, il a déjà reçu mes codes d’identifications cryptées lors de la commande, à peine suis-je installé sur l’un des 6 sièges, qu’une voix synthétique me donne le programme :

00h50. Cybercar : « Il nous faut vérifier votre identité, une photo de votre iris, vos empreintes digitales, et commandes vocales en prononçant lentement votre code confidentiel. Vous avez fait l’objet d’un passage au scanner ainsi que votre bagage. Tout est validé, vous pourrez passer sans vous arrêter les contrôles aux frontières, et les douanes au départ et à l’arrivée à San Francisco ».

00h55. Cybercar : « Bienvenue à bord, les portes sont fermées verrouillées, nous décollons verticalement, puis prenons de la vitesse, notre heure estimée d’arrivée au pied de votre avion est à 1h05 pour un décollage prévu à 1h20 du matin ».

01h12. Nous ralentissons, les rotors de notre cybercar basculent de 90° pour devenir un hélicoptère. On se pose à 50 m de l’avion, je ne suis pas seul, une noria de drones dépose les passagers qui s’engouffrent dans la carlingue par 3 portes pour accélérer l’embarquement. Notre appareil est un avion-spatial hypersonique*4 comme nous le décrit le commandant de bord, ou plutôt le robot humanoïde.

01h35. « Mesdames et messieurs, bienvenus à bord de cet airbus H-100, H comme hydrogène*5, un mode de propulsion qui ne rejette que de l’eau dans l’atmosphère, il est stocké sous forme liquide à moins 270 degrés Celsius. Ainsi nous ne rejetons que de l’eau, n’émettons aucun polluant atmosphérique, ni de CO₂ . Le chiffre 100 est le nombre de passagers à bord.  Nous vous souhaitons un agréable vol ».

Mon siège est le 15 A près du hublot, qui n’est en fait qu’un écran qui va du plancher au plafond qui restitue les images « du dehors ». Des caméras filment en permanence devant notre avion mais aussi, derrière, dessus et dessous. Nous vivons dans la 3ème dimension.

Nous roulons en silence sur le « taxiway », nos roues sont alimentées par des moteurs électriques*6, nos ceintures de sécurité sont connectées comme dans les voitures, ainsi la cabine est prête pour le décollage. On peut voir sur nos écrans l’environnement et la piste que nous allons rejoindre, elle fait plus de 4500 m pour prendre un maximum de vitesse.

Nous approchons de la piste d’envol, on peut apercevoir les ailes qui s’allongent après avoir quitté le poste de stationnement, nous occupons ainsi moins de place sur les parkings et nous adaptons la géométrie des ailes suivant la séquence de vol et le chargement.

01h50. Annonce : « Nous sommes autorisés pour notre décollage, notre avion est aligné, une catapulte vient en complément de nos moteurs-fusées et nos roues électriques, qui vont nous propulser à la vitesse de 400 km/h, notre vitesse d’envol. Nous grimpons à plus de 1000 mètres à la minute limitant ainsi les nuisances sonores subies par les riverains de l’aéroport ».

Notre altitude de croisière sera de 50 km, à la limite de la stratosphère, on y voit nettement la rotondité de la terre.

Une hôtesse et un steward sont dans le cockpit, prêts à intervenir en cas de problèmes car ils ont été formés pour cela : prendre les commandes de l’avion en manuel, ou plutôt en semi-automatique, sur les manœuvres dictées par le personnel au sol. 

02h15. Équipage au micro : « Mesdames et messieurs, notre avion est hypersonique, c'est-à-dire qu’il vole à plus de 5000 km/h, Notre temps de vol pour Sans Francisco sera de 1h et 50 minutes, et notre heure d’arrivée sera donc à 4h, heure de Paris, le 1er janvier 2075, soit 19h, heure de Californie, le 31 décembre 2074. Nous vous souhaitons un agréable vol ».

La cabine est équipée d’atténuateurs de bruit, autrement dit une réduction active du bruit, à la fois dans l’environnement dans la cabine mais aussi au casque pour plus d’intimité. Une plénitude totale lorsqu’on y ajoute une température pour chaque siège, qui peut lui-même s’adapter à votre morphologie.

J’ai tout juste le temps de passer quelques coups de fil, de regarder les dernières nouvelles du monde, d’acheter en ligne des cadeaux pour mes amis de réveillon, que je récupérerai à la sortie de l’avion dans des casiers à code. 

Des robots, comme dans les pharmacies, délivrent les objets achetés : j’opte pour un magnifique bouquet de fleurs. 

18h30 (heure de Californie).  Nous avons commencé la descente. 

18h50. L’atterrissage se fait tout en douceur. L’aile delta de notre avion provoque un coussin d’air, qui amortit notre contact avec le sol, les pilotes appellent cela un « kiss landing ».  

Les ailes se replient, pendant que nous roulons en autonomie vers notre point de stationnement, que nous atteignons à 19h comme prévu. 

19h15. Une fois dans l’aérogare, ma valise m’a repéré et me suit en roulant. Je me dirige alors à l’aide du GPS vers la station de train : un hyperloop qui roule à 700 km/h pour Sacramento, ma destination finale, distante de 150 km. Nous y serons dans exactement 12 minutes.

Image futuristique : modélisation 3D d'un hyperloop, sorte de train du futur dans une gare.
Modélisation d'un hyperloop dans une gare © Bu3of/stock.adobe.com

19h30. Je monde dans mon train, les informations s’affichent sur la vitre, avec de la réalité augmentée : des commentaires s’affichent sur les paysages traversés. 

19h45. Je descends à la prochaine gare, le train est équipé sur son toit d’une navette profilée*7 dans laquelle je m’installe via un escalier escamotable. 

19h50. Le train approche de la gare mais ne s’y arrête pas, seule la navette se détache, elle est alors larguée à la prochaine station par un aiguillage intelligent, et elle récupère une autre navette qui attendait le passage du train pour y être embarquée avec des passagers en partance. 

19h55. J’arrive à Sacramento et Arthur qui m’a suivi à distance tout au long du voyage, m’a commandé un cybercar qui va me véhiculer chez mes amis.  

20h. Je sonne, la porte s’ouvre : une explosion de joie, tous les amis américains sont là, on s’est joué des fuseaux horaires, finalement la terre est assez petite… et fragile. On m’informe alors que le réveillon aura lieu en pleine nature, dans le Yosemite National Park, mais sans téléphone, et sans ordinateur, sans montre connectée… un rêve ou un cauchemar ? Un retour aux sources ? 

Me voilà redevenu nomade devant ces splendeurs d’une nature si belle et si fragile.

Lexique : 

*1 Lunettes "têtes hautes" : projet google glass développées depuis les années 2015

*2 "Arthur" fait référence à l'Atlas qui est le robot humanoïde développé dans les années 2020 par Boston Dynamics, il est capable de réaliser des tâches dignes d'un être humain.

*3 La cybercar est un véhicule routier entièrement automatisé, conçu dans les années 2020 au moins sur certaines infrastructures, sous contrôle d'un système de gestion, et pouvant transporter des personnes ou des marchandises

*4 En 2004, un véhicule de recherche X-43A a été propulsé à 33 000 mètres d'altitude il a atteint 11 000 km/h 

*5 L'hydrogène est présenté comme le carburant « propre » le plus adapté à l'aviation de demain. Airbus annonce trois concepts d'avions à l'hydrogène pour 2035. Le gouvernement français s'engage à investir plus de 7 milliards d'euros d'ici 2030 dans le secteur de l'hydrogène.

*6 Le green taxi qui permet aux avions de rouler moteurs arrêtés permet d’économiser plus de 4% de consommation et évite les pollution sur la plateforme aéronautique.

*7 Concept chinois (2010) d’un train qui ne s’arrête jamais. Les passagers attendent sur une plateforme en hauteur, placée au-dessus du train prêt à faire son entrée en gare. Ils pénètrent alors dans un compartiment placé contre le quai, et attendent que celui-ci s'accroche" au train qui passe en dessous. Dans le même temps, un autre compartiment situé sur le train se décroche contre le quai, permettant aux passagers parvenus à destination de descendre. Il suffirait simplement à ceux-ci de monter du train au compartiment, avant de descendre sur le quai. Le but justifiant une telle innovation est double, selon les concepteurs du projet : faire gagner du temps de trajet à chaque passager et économiser l'énergie consommée pour freiner et redémarrer le train à chaque arrêt.

L'avis de Nomade Aventure

Pour Nomade Aventure, dont l’activité est majoritairement « long-courrier » (la moitié des voyages et les deux tiers des nuitées), la question de la possibilité et de la légitimité à continuer à « voyager loin » est tout aussi stratégique que celle de pouvoir, ou non, voyager encore « hors des sentiers battus » en 2075 (voir le chapitre ad hoc). 

La grande question qui sous-tend cette interrogation est évidemment la soutenabilité du voyage, particulièrement long-courrier, en terme environnemental, et essentiellement climatique. Mais aussi – et c’est cela qui, souvent, fait diverger nos conclusions de celles d’autres personnes alertant sur le climat – la question de la balance bénéfices/inconvénients du tourisme long-courrier, et de comment l’améliorer.

Pour deux camps, diamétralement opposés, la question ne se pose pas.

Il s’agit d’abord de tous ceux qui prônent, sans le dire ou en l’assumant, le « business as usual », le développement effréné et sans limite du tourisme en général, ou de leur entreprise en particulier, du transport aérien, les 100 millions de visiteurs (objectif fixé, pour la France, en 2014, et atteint en 2024), les 100 milliards de recettes internationales, les x% du PIB, etc. Soit, il faut bien le dire, une grande partie du secteur du tourisme et du voyage, en France et ailleurs, malgré quelques initiatives servant d’écran de fumée. Pour ceux-là, le problème n’est généralement pas chez eux (mais chez les constructeurs aéronautiques, ou chez les pays émergents…), alors à quoi bon s’en préoccuper ? Le trafic aérien doit doubler d’ici 2050, la croissance du tourisme international est inéluctable, il n’importe que d’en capter la plus grande part possible. Après tout, les Français ne représentent que 2,3% des émissions de gaz à effet de serre liées au tourisme (les Américains 19,1%, les Chinois 14,5%, les Indiens 5,7%, les Allemands 4,7%...), et la France, en tant que destination, 1,7%.

Pour d’autres, le fait de continuer de prendre l’avion pour les loisirs est tout simplement devenu inacceptable au regard du coût environnemental, et rien d’autre ne saurait compter qui puisse relativiser ce verdict. Quand un vol A/R pour la Namibie (la destination n°1 de Nomade Aventure en chiffre d’affaires) émet aujourd’hui plus de 3 tonnes de CO₂, ou un vol A/R pour le Cap-Vert (n°1 chez Nomade Aventure en nombre de clients) environ 1,5 tonnes, alors que l’on estime que le respect de l’Accord de Paris impliquerait de réduire les émissions annuelles moyennes d’un Français à 2 tonnes (vs. environ 10 aujourd’hui), on en conclut assez vite… qu’on doit arrêter (ou presque) de prendre l’avion. Ou, à tout le moins, instituer de sévères quotas. En tout cas, dans une perspective ne prenant en compte que l’impact négatif – indéniable – du transport aérien sur le climat, et ne reconnaissant aucun autre bénéfice suffisant à l’activité touristique, quelle qu’en soit la forme. 

Et puis, il y a nous. C'est-à-dire Nomade Aventure, quelques confrères, et tous ceux qui pensent que ces deux visions sont trop schématiques pour refléter la complexité du monde. Qu’il convient, à la fois, de rechercher et mettre en œuvre toutes les pistes crédibles pour diminuer l’impact environnemental négatif de l’activité touristique, particulièrement sur le climat, mais de ne pas tout ramener au climat, en considérant les autres bénéfices de l’activité. Ligne difficile, car immédiatement sujette à l’opprobre des deux camps. 

Mais par quoi, exactement, se traduit cette position « médiane » ? Par des actions concrètes, tout d’abord. 

Ainsi, depuis 2022, Nomade Aventure propose à ses clients se rendant dans une destination européenne, d’y aller en train plutôt qu’en avion. Récompensée en 2022 par le premier « Trophée Horizons pour un tourisme durable », catégorie mobilités, et par un « Trophée de l’Innovation du Tourisme », catégorie tourisme durable, cette initiative visait évidemment à réduire les émissions de CO₂ de ces voyages (jusqu’à 50 fois moins que le même trajet en avion !) mais aussi à inspirer des confrères. Peu, hélas, ont déployé une offre équivalente, mais 20% de nos clients concernés par un voyage en Europe font d’ores et déjà le choix du train. 

Jeune fille à la fenêtre d'un train
Voyage en train © ambrozinio/stock.adobe.com

Il n’en demeure pas moins que Nomade réalise le gros de son activité sur des destinations que seul l’avion dessert et que cela ne peut donc suffire. Aussi, au-delà de favoriser, autant que possible (mais ça ne l’est pas toujours) les vols directs (moins émetteurs qu’avec une escale), il nous faut choisir : diminuer notre offre de voyages long-courriers, ou absorber les émissions.

Nous ne faisons pas le choix de moins voyager loin, car nous sommes convaincus (je le suis, en tout cas), que le tourisme en général, et le type de voyages que nous proposons en particulier, présentent suffisamment d’apports positifs. Cela, notamment pour les pays en développement qui sont nos principales destinations. Car il faut être conscient que, sans activité touristique, ou avec une activité réduite, ces pays devraient trouver ailleurs, dans d’autres activités économiques, les recettes manquantes. Extraction et exportation de minerais, exploitation agricole intensive, industries manufacturières polluantes, les unes comme les autres souvent destinées aux exportations : ces autres activités peuvent être tout aussi polluantes, émettrices de gaz à effet de serre, destructrices de l’environnement, voire bien davantage, que l’activité touristique. Lors de mon premier séjour au Costa Rica, mon guide local avait fait sien le slogan « pas d’écologie sans économie ». Il m’expliquait en effet que, si le Costa Rica est vu aujourd’hui comme une sorte de « Mecque de l’écotourisme » (25% du territoire y est protégé), il n’en a pas toujours été ainsi. Dans les années 50 et 60, le rythme du déboisement, pour planter des champs de bananiers, était équivalent à celui du Brésil aujourd’hui, proportionnellement à la surface du pays. Dans son enfance, on lui expliquait qu’un « arbre debout » ne valait rien, qu’il ne valait que couché, c'est-à-dire coupé : pour le bois, ou pour le terrain rendu utilisable pour d’autres plantations. Et ce n’est que progressivement, en constatant l’attrait des touristes nord-américains pour la nature sauvage, et le prix qu’on pouvait en tirer, qu’on a pris conscience qu’il valait mieux protéger la nature, et qu’elle « rapporterait » davantage intacte. D’une façon plus globale, il existe des études tendant à démontrer que « le développement de services écotouristiques est une solution adaptée pour aider les pays en développement à améliorer leur performance en matière d'indicateurs de développement durable et à protéger leur environnement. »

Reste donc, tout de même, à ne pas nous contenter de ces impacts positifs, difficiles à estimer, mais à diminuer l’impact négatif représenté par les émissions de gaz à effet de serre. Cela passe, pour Nomade Aventure, depuis 2018, par l’absorption de la totalité des émissions liés aux voyages que nous vendons par le biais du financement de programmes de plantation de mangroves. Ceux-ci agissent comme des « puits de carbone » permettant la captation de CO₂ dans des quantités qui équivalent, chaque année, à celle des émissions de gaz à effet de serre de tous nos voyages. En 2025, ces investissements auront représenté près de 10% du résultat net de l’entreprise 

Gros plan sur une main lors de plantation de mangrove.
Plantation de mangrove avec l'association Yagasu © Nicolas Van Ingen

Dans une perspective beaucoup plus globale et dépassant le seul cas du secteur du tourisme, certains préconisent d’aller beaucoup plus loin : dans leur livre « Le chaos climatique n’est pas une fatalité » (l’Archipel, janvier 2025), Jean-François Rial, PDG de Voyageurs du Monde, et le consultant en RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises) Matthieu Belloir, proposent ainsi de planter 18 milliards d’arbres supplémentaires par an, pendant 10 ans, dans le monde. Cela, non pour stopper le réchauffement climatique, mais pour « gagner du temps » afin de pouvoir décarboner l’économie dans un délai réaliste. 

Enfin, bien sûr, il appartiendra aussi à chacun de s’interroger sur le sens et l’importance qu’il donne à son voyage. Pour lui et pour les autres, en particulier les pays visités. L’éthique individuelle n’exonère absolument pas les entreprises comme Nomade Aventure de leurs responsabilités, mais elle ne saurait non plus être éludée.

Pour en revenir à la question posée – celle de savoir si on « continuera à voyager loin » en 2075 -, oui je le crois. En tout cas, je crois que Nomade Aventure continuera de le proposer, en faisant (et en ayant fait, d’ici là) son maximum pour diminuer les impacts négatifs et maximiser les impacts positifs du voyage. Peut-être en ayant diversifié les modes de transport (100% de train en Europe, voire jusqu’au Moyen-Orient et en Afrique du Nord ? Des voiliers ou des dirigeables pour traverser l’Atlantique ?). Peut-être en ayant augmenté encore nos investissements dans l’absorption. Peut-être encore en limitant, de façon volontaire, le nombre de voyages par client. Ou en les conditionnant à une action utile sur place. Mais le repli sur la France, ou les seuls pays proches, ne passera pas par nous