2075, l’Odyssée du lien

On ne va pas se mentir : en 2025, on a raté le coche. On a fait les malins avec nos week-ends à Barcelone, nos allers-retours à Bali pour « lâcher prise », et nos 12 tonnes de CO₂ annuels pour se sentir vivants. On savait qu’on déconnait, mais on a continué.

Résultat : en 2075, la fête est finie.

Mais ce n’est pas une si mauvaise nouvelle que ça. Parce que dans un monde fracturé où chaque État joue à Risk version Mad Max, quelque chose de précieux est réapparu. Le voyage est redevenu ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être : une expérience rare, longue et profondément transformatrice.

Un monde sous cloches

Depuis les années 2040, la planète est divisée en blocs géopolitiques quasiment hermétiques les uns des autres.

Les 33 pays de l’Union Européenne et ceux du Nord de l’Afrique ont misé sur la sobriété énergétique, l’économie régénérative et la coopération. Ensemble, ils forment l’un des rares territoires à avoir pris au sérieux les limites planétaires et à en avoir fait le cœur de leur modèle. Mais ce bloc euro-méditerranéen souffre de pressions migratoires et climatiques extrêmes : il tient, mais il est au bord de la rupture.

En face, le bloc nord-atlantique (États-Unis, Canada, Islande, Norvège, Royaume-Uni) est devenu une forteresse techno-libérale. Dopé à l’intelligence artificielle, il vit dans une illusion de contrôle. Les citoyens évoluent dans des bulles personnalisées : l’économie est florissante, mais le lien humain est devenu extrêmement rare.

Le bloc subsaharien (Afrique de l’Ouest, centrale et de l’Est) nourrit le monde. Grâce aux choix radicaux qu’ils ont fait dans les années 2050, ces pays sont devenus des experts en agriculture régénérative. Ils exportent du savoir-faire autant que des récoltes. Les alliances sont mouvantes, mais le bloc reste plutôt stable.

Le bloc sino-himalayen est une terre de contrastes extrêmes. Les plaines surpeuplées croulent sous le béton et les écrans, pendant qu’en altitude, des millions de villages ont adopté un mode de vie décarboné. Le pouvoir mise sur le contrôle des flux, des données et des récits mais de plus en plus de fissures apparaissent dans cet empire sous surveillance.

L’Inde est devenue une mosaïque de républiques locales. Certaines brillent par leurs innovations sociales et écologiques, d’autres s’enfoncent dans des conflits identitaires ou religieux.

Le bloc andino-atlantique (Argentine, Chili, Uruguay, Paraguay) a misé sur l’eau, devenue plus précieuse que le lithium. Le contraste est fort entre des régions rurales qui ont réussi leur transition écologique et des grandes villes encore marquées par la pollution et les inégalités.

Après des décennies de chaos politique, le Brésil a fédéré une alliance nationaliste verte avec le Vénézuéla et la Bolivie. L’Amazonie y est sanctuarisée mais sous haute surveillance, protégée par des milices et des drones.

L’Australie et la Nouvelle-Zélande ont fermé leurs portes à double tour. Leur territoire est devenu un sanctuaire écologique impénétrable où tout est ultra réglementé. Un récent coup d’État à Auckland fait craindre l’apparition d’une dictature verte particulièrement carabinée. 

Enfin, le bloc insulaire rassemble les nations insulaires dont les terres ont été englouties (Polynésie, Caraïbes, Maldives, Micronésie, etc.). Ces peuples devenus nomades ont bâti des cités flottantes dans lesquelles ils (sur)vivent en harmonie avec les éléments. Leur statut précaire en fait des invités tolérés plus que des partenaires reconnus…

Entre tous ces blocs, les frictions sont constantes.

Les crises se succèdent, imprévisibles, haletantes et épuisantes. Crises de l’eau, crises des semences, attaques cyber, escarmouches en orbite : chaque mois, une nouvelle alerte ou une nouvelle ligne rouge de franchie. Chaque fois, la diplomatie mondiale fait des miracles pour empêcher l’escalade vers une guerre totale.

Dans ce monde éclaté, chaque frontière est redevenue un mur. Et pourtant, contre toute attente, certains ponts invisibles se sont recréés. Dans le silence laissé par les avions cloués au sol, dans l’espace vacant des duty-free désertés, une autre manière de voyager est née : plus engagée, plus lente et plus audacieuse.

C’est comme si, en serrant la vis, le monde avait réveillé une fibre ancienne : celle des aventuriers, des explorateurs et des tisseurs de lien.

Aujourd’hui, la plupart des humains ne peuvent plus quitter leur bloc. Trop de tensions, trop de risques, trop de CO₂ au kilomètre. On se contente de se déplacer à l’intérieur de son espace géopolitique en train, en vélo, ou à la voile. Nomade Aventure propose même des périples de plusieurs mois à bord de caravelles en bois qui sillonnent la Méditerranée.

Mais depuis une dizaine d’années, une nouvelle manière de bourlinguer est en train de faire renaître le voyage au long cours.

Le Grand Échange

En 2064, le bloc euro-méditerranéen a poussé fort pour faire adopter un traité aussi audacieux que fragile : le Grand Échange. Dans ce monde où chaque bloc vit replié sur lui-même, elle a rouvert une brèche : l’accord international prévoit qu’un citoyen peut, une seule fois dans sa vie, quitter son bloc pour un séjour d’au moins neuf mois dans un autre bloc.

Mais ce droit n’est pas automatique, il dépend de plusieurs conditions strictes. D’abord, il faut un projet solide, à fort impact positif : diplomatique, écologique ou social. Un projet qui justifie - éthiquement, politiquement, écologiquement - qu’on prenne l’avion et qu’on traverse un monde fracturé.

Ensuite, il faut qu’un traité bilatéral soit en vigueur entre le bloc d’origine et celui de destination. Sans cet accord politique, aucun départ n’est autorisé.

Et surtout, pour chaque voyageur accueilli, un voyageur part. Le Grand Échange est, comme son nom l’indique, un échange. Si je pars au Cambodge, un Cambodgien vient en France. Si je pars avec un projet pour contribuer là-bas, je laisse une place pour quelqu’un qui viendra contribuer ici.

Le programme est donc strictement encadré : il suppose de bâtir un projet utile là-bas et un projet d’accueil ici. Il faut convaincre une double commission (celle du bloc d’origine et celle du bloc d’accueil), rédiger une lettre d’impact, constituer un réseau d’appui sur place et, souvent, attendre des mois pour obtenir une réponse.

C’est difficile, exigeant, exceptionnel. Et c’est précisément ce qui en fait toute la valeur ! 

Autour de soi, rares sont ceux qui en ont fait l’expérience. Alors forcément, ceux qui partent deviennent des figures d’inspiration : on les bombarde de questions, on les admire, on les envie. Ils racontent des histoires d’ailleurs, mais surtout des histoires de liens.

Car à l’heure du Grand Échange, on ne part plus pour consommer, se distraire ou se dépayser. On part pour construire, pour contribuer, pour s’inscrire dans quelque chose de plus grand que soi !

Six voyageurs, six tisseurs de liens

Ainsi dans quelques semaines, Safiya, 26 ans, data scientist à Cannes, partira pour neuf mois à Nairobi. Là-bas, elle intégrera un hôpital communautaire qui allie IA médicale et médecines traditionnelles. Son projet : bâtir une base de données croisée, pour que les diagnostics issus de l’IA bénéficient aussi de l’intuition ancestrale des guérisseurs. En échange, Elijah, 27 ans, médecin kényan, rejoindra un centre de santé rural en Ardèche pour y former les équipes à la gestion des crises hydriques, désormais fréquentes dans le Sud de l’Europe.

Kassim, 24 ans, originaire des îles Tuvalu, viendra s’installer à Brest pour dix-huit mois. Alors que l’Ouest de la France subit ses premières inondations récurrentes, il partagera les savoirs accumulés par les communautés insulaires pour s’adapter à la montée des eaux : dispositifs d’alerte, reconfiguration des habitats, gestion collective de l’urgence. En retour, Lison, 18 ans, biologiste amateure à Boulogne-sur-Mer, rejoindra un port mobile du Bloc insulaire. Elle y participera à un programme de recherche citoyenne sur les migrations des espèces marines, en formant des ados à observer et interpréter des données.

Irina, 63 ans, professeure d’histoire à la retraite, vient de rentrer à Saint-Pétersbourg après deux années passées à Avignon. Là-bas, elle a animé une résidence sur la thématique des actes de réconciliation et de fraternité en temps de guerre. En parallèle, Jules, 28 ans, comédien et dramaturge, s’est installé à Ekaterinbourg pour créer une pièce à partir des témoignages de personnes déplacées par les bouleversements climatiques ou politiques.

Six âges, six trajectoires, six morceaux d’un même rêve : celui d’un monde qui, malgré les murs, cherche encore à construire des ponts !

L’avenir des agences de voyage

En 2075, les agences de voyage ont dû se réinventer. Finis les séjours « all inclusive » ou les circuits accompagnés. Elles ne vendent plus une simple formule ou un simple itinéraire : elles aident les candidats au Grand Échange à préciser l’impact recherché, à affiner leur intention, à bâtir un réseau d’accueil sur place.

Concrètement, cela commence par une série d’entretiens pour clarifier ses intentions. Puis, ils entrent dans un processus particulièrement exigeant : ils sont accompagnés par un mentor (un ancien voyageur du Grand Échange), ils suivent une formation sur les enjeux du territoire de destination, ils bâtissent un partenariat avec une structure locale, et ils rédigent une lettre d’engagement qui sera soumise à double validation.

Bref, les agences sont devenues des incubateurs de Grands Échanges.

Leur métier : transformer une envie de départ en un projet de contribution. C’est un parcours du combattant, mais un parcours plein de sens. Le visa ne s’obtient pas à la volée, il se mérite. Et ça, ça change tout ! Car au moment du départ, on sait vraiment pour quoi on part.

Au retour, c’est une autre aventure qui commence : celle du partage. Chaque voyageur a pour mission de transmettre ce qu’il a appris, vécu et compris dans les écoles, les entreprises ou les associations. Certains écrivent, d’autres filment ou photographient. Chaque voix compte ! Chaque retour nourrit le collectif.

À travers ces récits, c’est un monde plus relié qui reprend forme.

En 2075, on a dû renoncer à beaucoup de choses… Mais les voyageurs du Grand Échange incarnent le goût retrouvé du lien, du risque et du temps long. Le voyage n’est plus une fuite, c’est une traversée, une mise à l’épreuve. Une manière de dire : je suis vivant, et j’ai quelque chose à apporter.

Alors oui, les générations précédentes ont sacrément merdé. Mais aujourd’hui, on a su trouver une autre manière de se mettre en mouvement, pour redonner au voyage d’aventure tout le sens qu’il avait peu à peu perdu.

Bref, en 2075 on voyage moins mais on voyage mieux.

Les pays phares de l’aventure : immuables ou dépassés demain ?

En plus de dix ans passés à traîner mes chaussures sur tous les continents, j’ai vu le monde changer plus vite qu’un fil TikTok. 

J’ai vu des criques isolées devenir des spots de drones, des villages de montagne se couvrir de panneaux « homestay » pour répondre à l’appel de voyageurs assoiffés d’authenticité. J’ai vu des chemins de terre transformés en autoroutes pour 4x4 de location. 

Alors forcément, une question revient chaque année un peu plus forte : les pays stars du tourisme d’aventure aujourd’hui seront-ils encore les phares de demain ? 

Ou bien l’inconnu, le frisson et la surprise changeront-ils de décor pour échapper à la foule ?

Ce qui est sûr, c’est que la planète ne changera pas de relief du jour au lendemain. La Patagonie restera immense, le toit du monde continuera de se dresser au Népal, les déserts d’Afrique et les jungles d’Amazonie ne vont pas disparaître sous prétexte qu’ils figurent sur Instagram. Ces horizons qui font battre le cœur d’un voyageur resteront des aimants, parce qu’ils font rêver depuis des siècles et qu’ils résistent encore aux tentatives de les mettre sous cloche numérique.

Mais ces territoires, déjà fragiles, ne pourront pas tout supporter. Certains ne le supportent déjà plus. Combien de forêts souillées par le plastique abandonné au bord d’un sentier de trek ? Combien de villages saturés de randonneurs pressés qui prennent plus qu’ils ne donnent ? Combien de peuples qui deviennent figurants d’une expérience soi-disant authentique ? L’aventure facile, prête à consommer, a un coût. 

Et il est payé par ceux qui vivent là toute l’année, et par l’équilibre de la nature qui nous accueille.

Alors oui, on continuera de voir les mêmes noms dans les agences et les blogs. Mais on les verra différemment. Davantage de quotas, davantage de permis à réserver longtemps à l’avance, davantage de zones interdites pendant des périodes sensibles. C’est déjà le cas au Machu Picchu, en Islande, sur l’Everest, dans certains parcs nationaux américains ou en Australie. 

Foule de tourisme en face du Machu Picchu. Temps nuageux.
Surtourisme au Machu Picchu - Pérou © Doglas Gomes silva/iStock

Demain, ce sera la règle et non plus l’exception. 

Et honnêtement, est-ce si grave ? Peut-être qu’au contraire, cette contrainte rendra chaque mètre parcouru plus précieux.

Pendant ce temps, le voyageur curieux tournera la carte. Car l’aventure ne se laisse jamais dompter. Là où le flux sature un sentier, la curiosité ouvre une piste. J’en suis persuadé : de nouvelles contrées vont émerger, pas toujours là où on les attend. On entend déjà parler du Tadjikistan, du Bhoutan et de ses quotas vertueux, de l’intérieur du Laos encore loin des circuits, de certaines régions du Caucase qui sortent de l’ombre. 

Demain, ce sera peut-être le Sud de l’Angola, les plateaux du Bénin, les forêts du Gabon, ou les marais oubliés de la Pologne. 

Vue des marais en Pologne
Parc national de la Biebrza - Pologne © Art Media Factory/stock.adobe.com

Ces noms vous semblent encore exotiques, ils deviendront peut-être les nouvelles vedettes d’ici vingt ans.

Mais attention : ce ne sera plus l’aventure version « attrape-moi si tu peux ». Elle viendra avec de nouvelles responsabilités. Voyager là-bas demandera du temps, de l’implication et souvent une forme de contribution. Il ne suffira plus de payer un billet et de partager trois stories pour se dire explorateur. 

Il faudra rester plus longtemps, apprendre un peu la langue, comprendre les coutumes, partager un savoir-faire, participer à un projet local. Déjà aujourd’hui, on voit fleurir ces expériences hybrides : un trek couplé à un chantier de reforestation, une immersion chez un artisan, une semaine de randonnée en échange de quelques heures de bénévolat pour un refuge animalier.

Et pendant qu’une partie de la planète se redécouvre, une autre partie du voyage pourrait se rapprocher dangereusement de chez soi. Car tout le monde ne pourra pas continuer à sauter dans un avion pour changer d’hémisphère chaque mois. Le billet pas cher, le week-end à l’autre bout du continent pour « déconnecter », tout cela sera bientôt un vieux rêve d’enfant gâté. Nos déplacements seront mesurés, limités par des quotas carbone ou par un budget tout simplement devenu insupportable.

Mais ce n’est pas forcément une mauvaise nouvelle. Car l’inconnu est parfois là, sous nos fenêtres. On croit connaître son pays, mais on l’a souvent survolé trop vite. Qui prend le temps de suivre un GR pendant deux semaines, de dormir dans des fermes isolées, de parler avec un berger, un gardien de phare, un fromager de vallée ? Qui s’aventure dans un village où la 4G n’est pas garantie, sans guide ni appli pour tout résoudre ? 

Les vraies surprises sont peut-être là, sur nos plateaux, dans nos forêts, dans ces régions rurales que les villes ont trop longtemps regardées de haut. Parole d’Auvergnat.

Troupeau de vache devant les monts Cézallier.
Vaches devant les monts du Cézallier - Auvergne-Rhône-Alpes - France © Marie-Lan Nguyen/Wikimédia Commons

Et dans ce monde où la contrainte deviendra la norme, la technologie sera toujours prête à proposer une échappatoire. On nous vendra des casques immersifs pour explorer la jungle depuis le salon, on nous promettra de « sentir » l’océan sans se lever du canapé, on pourra « goûter » un plat de rue thaïlandais en plein Paris grâce à des stimulateurs sensoriels. Peut-être que ça séduira certains, mais pas moi. Le sel sur les lèvres, la fatigue dans les jambes, le sable collé aux mollets, ça ne se télécharge pas. 

L’imprévu non plus. Le sourire d’un inconnu, un fou rire sur un sentier, un soleil de minuit au-delà du cercle arctique partagé avec un compagnon de bivouac, ça ne se code pas.

Alors oui, on vivra (encore) une partie du voyage à travers des écrans, on préparera mieux, on se connectera avant et après pour prolonger les liens. Mais le cœur de l’aventure restera vivant, physique, un peu sale, un peu rude. Et c’est pour ça qu’on l’aime.

Voilà pourquoi je crois que les pays stars de l’aventure continueront d’exister, que de nouveaux noms apparaîtront, et qu’au fond, le plus gros changement ne sera pas la carte, mais nous. 

Notre patience, notre humilité, notre envie de donner autant que de recevoir. Et peut-être qu’alors, le plus bel inconnu ne sera plus au bout du monde, mais là, au creux de nos pas, chaque fois qu’on acceptera de voyager pour de vrai.

 

L'avis de Nomade Aventure

Chez les voyageurs aguerris, il est assez courant, en 2025, de déplorer la longue liste des pays, voire régions du monde, où il n’est plus possible de voyager (ou, pour ceux qui y sont allés quand c’était encore possible, de se réjouir de l’avoir fait à temps) : l’essentiel du Sahel pour cause de terrorisme, le Yémen, la Russie, plusieurs pays d’Afrique… Les multiples tensions internationales semblent aussi ériger de nouvelles frontières. Il en ressort l’image d’un monde rabougri, en voie de rétrécissement. De là une légitime interrogation : le mouvement se poursuivra-t-il et le monde sera-t-il moins accessible au tourisme en 2075 qu’il ne l’est aujourd’hui ?

Quand on regarde la situation à la création de Nomade Aventure, en 1975, on ne peut pourtant que constater que le monde s’est considérablement ouvert et (globalement) apaisé. Impossible alors de se rendre en Arabie Saoudite, hors pèlerinage de la Mecque ou raison professionnelle ; ou au Bhoutan, qui vit dans un total isolement volontaire ; ni en Ethiopie, en pleine guerre civile après la chute de Haïlé Sélassié ; ou évidemment dans toute la péninsule indochinoise (Vietnam, Laos, Cambodge), où la guerre s’achève à peine ; la plupart des pays communistes sont, soit totalement fermés (l’Albanie d’Enver Hoxha), soit accessibles via des voyages très encadrés et surveillés (URSS, Chine, etc.) ; en Amérique Latine, seuls le Costa Rica et le Venezuela sont assez accueillants : la Colombie est la proie des guérillas des FARC et du ELN ; le Pérou, sous régime militaire, voit émerger le Sentier Lumineux ; Bolivie, Chili, Argentine (en 1976), Paraguay, Uruguay, Nicaragua et Brésil subissent des dictatures militaires qui les rendent très peu accueillants ; Guatemala et Salvador sont marqués par une forte instabilité qui déboucheront sur des guerres civiles ; en Afrique, outre les pays encore peu ou pas touristiques aujourd’hui (RDC, Centrafrique, Somalie, Soudan…), l’Afrique du Sud (boycottée pour cause d’apartheid), la Namibie, (occupée par l’Afrique du Sud), l’Angola et le Mozambique (en guerre d’indépendance puis civile), l’Ouganda (sous la férule d’Idi Amin Dada), sont inaccessibles aux touristes. 

Et encore, je ne parle là que de la possibilité ou de l’impossibilité, pour raisons politiques ou sécuritaires, de se rendre dans ces pays pour un voyage d’agrément ; alors que, bien sûr, l’existence de liaisons aériennes, d’infrastructures locales d’hébergement ou de déplacements, etc., pouvaient rendre aussi les voyages compliqués dans beaucoup d’autres destinations « ouvertes ». 

Bref, j’ai tendance à penser qu’il convient de « relativiser » le sentiment actuel de « fermeture » du monde. Un jour, j’en suis sûr, il sera possible de retourner au Mali, au Burkina Faso ou au Niger – destinations naguère majeures du voyage d’aventure, avec notamment le fascinant pays Dogon et l’attachant pays Sénoufo dans les deux premiers. La Russie ne sera pas toujours sous la férule de Poutine. La Birmanie se libèrera à nouveau. Certes les évolutions géopolitiques globales se font sur des décennies et non pas des années, mais je crois en la poursuite de l’ouverture du monde, car partout les populations aspirent à se déplacer, accueillir l’autre ou aller à sa rencontre.

Mais il est évidemment d’autres facteurs qui pourraient modifier la carte des destinations du tourisme en général, du voyage d’aventure en particulier, à l’horizon de 2075. 

Le premier d’entre eux est évidemment le réchauffement climatique : chaleurs extrêmes, incendies de forêt, phénomènes météorologiques extrêmes, submersion de territoires côtiers ou îliens, pénuries d’eau, et peut-être instabilité politique ou sociale liée à ces problèmes environnementaux, pourraient rendre certaines régions du monde difficilement accessibles ou dangereuses pour les visiteurs (et en premier lieu, hélas, pour leurs habitants).

Au Moyen-Orient et dans le golfe Persique, qui subissent déjà des températures estivales parfois supérieures à 50°C, les périodes propices à la visite pourraient se réduire comme peau de chagrin, ou le tourisme ne devenir possible qu’avec une climatisation constante. En Inde, la combinaison d’une température élevée et d’une forte humidité, qui tue déjà des milliers de personnes chaque année, aura la même conséquence. Dans une partie des États-Unis et du Canada, les incendies de forêt pourraient entraîner la fermeture fréquent des parcs nationaux ou dégrader la qualité de l’air. Évidemment, certains petits états insulaires du Pacifique et des Caraïbes sont très menacés, voire condamnés, par la montée des eaux et l’érosion côtière : Tuvalu, Maldives, Fidji, Barbade… Un phénomène qui menace aussi des villes comme Bangkok, Venise, Jakarta, New York… Bref, à l’évidence, le réchauffement climatique réorientera certains flux touristiques, même s’il est compliqué d’anticiper au profit de quelles destinations. Mais on peut logiquement imaginer que les pays scandinaves (Norvège, Suède, Finlande) ainsi que l’Islande, le nord canadien et même le Groenland, tireront leur épingle du jeu, le réchauffement climatique rendant leurs étés plus doux et certaines zones plus facilement accessibles. De même que, plus près de nous, les Alpes, l’Irlande, l’Écosse, l’Europe centrale…

En second lieu, la volonté politique de certains pays de faire progresser fortement le nombre de voyageurs internationaux qu’ils reçoivent pourrait remodeler la carte des destinations à l’horizon 2075… ou bien plus tôt. à ce titre, certains pays du Golfe - Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Qatar - affichent les plus fortes ambitions, misant sur des investissements massifs dans des infrastructures touristiques et culturelles. Mais Maroc, Tanzanie, Japon, Vietnam, Indonésie, Oman, etc. ne sont pas en reste.

Enfin, et cela rejoint mon propos dans le chapitre « En 2075, pourra-t-on encore voyager hors des sentiers battus ? », certaines destinations aujourd’hui méconnues ou délaissées pourraient réussir à émerger sur la scène touristique en général, ou celle du voyage d’aventure. J’en ai cité quelques-unes que nous proposons déjà (Sainte-Hélène, Falkland, Timor Oriental, Uruguay, Paraguay, Zimbabwe, Jamaïque, Salvador, Bosnie-Herzégovine), mais je pense aussi à d’autres que nous sommes sur le point de lancer. Le Gabon, par exemple, pour lequel mon attachement a certes aussi des raisons personnelles (ma femme est d’origine gabonaise), mais qui possède, objectivement, tous les ingrédients d’un paradis de l’aventure : une nature unique et extraordinaire (85% de forêt équatoriale, plusieurs dizaines de milliers d’éléphants de forêt, de gorilles des plaines et de chimpanzés, des hippopotames qui sortent de la forêt pour « surfer » dans la mer, des mandrills, panthères, baleines à bosse, tortues luth…), des peuples très divers (Pygmée, Fang, Nzébi, Bapounou, Eshira, Batéké, Myéné…) aux traditions fascinantes (notamment le Bwiti) et aux arts raffinés (qu’on se rappelle la magnifique exposition « Les forêts natales, arts de l’Afrique Equatoriale Atlantique », au Musée du Quai Branly Jacques Chirac, en 2017), des régions inexplorées, et même… les plus vieux fossiles pluricellulaires sur terre (2,1 milliards d’années) ! Ne manque donc que quelques infrastructures (et encore, pour un touriste exigeant ; pour un voyageur d’aventure il y a tout ce qu’il faut) et davantage de notoriété, pour faire du Gabon, à terme, un Rwanda atlantique ou un Costa Rica africain (pour simplifier, évidemment, aucune destination n’étant vraiment comparable). Faisons le pari qu’en 2075, le Gabon sera enfin sur la carte des destinations du voyage d’aventure. 

Éléphant se baignant dans une lagune devant une forêt.
Éléphant de forêt d'Afrique - Parc national du Loango - Gabon © Bertrand Rieger