Serengeti Virtual Tour
Vivez une expérience unique d’observation du big five et leur migration à travers le parc naturel du Serengeti !
« Bonsoir, mon drone bien-aimé. »
Julius savait que son épouse le titillait quand elle le qualifiait de drone. Ce qui était pourtant la stricte vérité : le ranger était un drone humain connecté en temps réel, avec sa tenue et son casque intégral bardés de capteurs. Ses quatre cents abonnés pouvaient vivre sa randonnée, depuis la montagne de Dieu jusqu’aux confins du Serengeti, c’est-à-dire ressentir comme les leurs chacune de ses contractions musculaires, chacune de ses sensations externes, hormis la chaleur écrasante et l’intense fatigue de fin de journée. Avec un kit premium, il était même possible d’expérimenter les odeurs.
« Coucou, ma douce. Tout va pour le mieux. Et de ton côté, à Arusha ? »
Il la rassurait, parce qu’Orezi avait tendance à masquer son angoisse par des plaisanteries. C’était toujours ainsi lorsqu’il s’infiltrait au sein du grand troupeau de gnous pour suivre sa transhumance de l’intérieur, sur les derniers trois cents kilomètres du trek.
« Arusha est Arusha », répondit laconiquement Orezi. La ville comptait deux millions d’habitants depuis son statut de gun-free zone. Elle était aussi sûre que Dar es Salaam, la capitale, ce qui n’empêchait pas certains débordements lors de fêtes religieuses. « Quand tu t’absentes, mes jambes fourmillent, ajouta-t-elle. Elles savent que toi et moi, nous devrions courir ensemble. »
Julius faillit lui répondre qu’elle pouvait se connecter en attendant son retour. Elle s’y était toujours refusée, de crainte d’attirer le mauvais œil.
« Dis à tes jambes de s’apaiser, puisque je serai bientôt de retour. Je dois te laisser. Le soir est un moment aussi important que la journée pour mes abonnés. »
C’était vrai : il ne pouvait les laisser trop longtemps coupés du flux ou, pire, leur passer un enregistrement. Les utilisateurs acceptaient l’illusion spatiale, mais pas que l’on triche avec le temps.
Un bip signala la coupure du canal privé, le laissant seul – du moins, seul avec ses trois cent quatre-vingt-huit clients.
Brièvement, il réactiva son camouflage et glissa la tête au-dehors. Il s’était installé sur le contrefort d’un kopje, une grosse butte, à proximité immédiate d’une centaine de têtes cornues. Un revêtement adaptatif fondait sa tente dans le décor.
Son regard embrassait une savane peu vallonnée. Deux millions de gnous, de zèbres et de gazelles de Grant formaient un océan animal d’où saillaient, tels des écueils, des arbres tordus. Un nuage de chaleur odorante planait au-dessus. De près, la masse se fragmentait en clans de même espèce. Les zèbres se disposaient sur le pourtour, faisant profiter la cohorte de leur vision supérieure pour détecter les lions et les lycaons. À quelques pas seulement, deux gnous allongés mêlaient leur souffle.
Clic, clic, clic.
C’était parti pour une nuit courte, cinq heures de sommeil. Le bruit des insectes recouvrait la nuit d’une nappe sonore, augmentée du respir des gnous et d’une myriade de frôlements, chuintements et mugissements. Cinq heures avant que le ciel s’éclaircisse à nouveau, pour virer au bleu d’aquarelle. Autrefois, le Serengeti connaissait deux moussons, mais celle provenant du sud avait tari, et la mousson du nord n’éclaterait pas avant deux mois, de sorte que les passages étaient praticables.
Ces dernières décennies, le réchauffement climatique avait enfin imposé sa loi aux hommes. Les crédits-carbone s’étendaient désormais aux individus. Le trafic aérien s’était vu restreint, sonnant le glas du tourisme de masse. Parallèlement, les progrès en réalité virtuelle avaient franchi un cap significatif. La combinaison des deux éléments avait bouleversé l’industrie du tourisme. Désormais, on pouvait louer un guide local connecté pour effectuer une visite par procuration, avec un maximum de réalisme, sans hypothéquer l’avenir de la planète.
Dans les fontes de sa mule, Julius puisa sa ration, puis un sachet dans lequel il se soulagea. Il vérifia l’état des batteries, se massa longuement les jambes, puis adossa son sac de couchage au flanc de sa mule : un quad électrique autonome transportant son paquetage, et qui le suivait dans sa course.
Ses utilisateurs avaient déjà eu leur comptant de spectacles tragiques : la hyène excitée par le sang dévorant les entrailles d’une maroufle venant de mettre bas, les bêtes noyées et charriées pattes en l’air par les rivières, les échauffourées – mais aussi de moments de beauté : une girafe balançant sa tête comme pour la frotter à la voûte céleste, deux gnous prenant la défense d’une gazelle cernée, une antilope échappant in extremis aux mâchoires d’un crocodile. Clic, clic, clic : le compteur de prises d’image s’affolait alors, comme ses utilisateurs immortalisaient l’instant.
Il ouvrit une fenêtre de dialogue afin de répondre aux questions de ses abonnés. Cette occupation lui prenait vingt minutes midi et soir. Parmi les questions techniques, il sélectionna un de ses abonnés français, via Nomade Aventure. Il la connaissait bien : autrefois, la femme avait essayé de venir en personne, mais un test au vaccin antipaludique obligatoire avait révélé un risque trop important de réaction violente. Depuis, c’était devenu une cliente régulière des raids virtuels en Afrique orientale.
« Bien sûr, déclara Julius sur le canal commun, on vérifie que les feulements des léopards, le grondement des troupeaux d’éléphants, sont bel et bien réels et n’ont pas été générés par IA. Une autre question ? »
Le lendemain, il démonta son campement furtif et reprit la route, sa mule roulant en silence dans son sillage. Il longeait une piste utilisée par les gnous à la manière d’un corridor. Les transhumances avaient modelé le paysage au cours des âges. Le sol était une carapace durcie. Tout autour de lui, les bêtes se bousculaient et se heurtaient telle une foule à l’heure de pointe ; une heure de pointe étirée sur des semaines, au cours desquelles accidents et prédateurs prélevaient leur tribut dans un grondement assourdissant. Le cœur du nomadisme battait par un million de sabots sur la terre poussiéreuse. Ici, un gnou ahanait en projetant un jet de salive en direction d’une hyène. Clic-clic.
La frontière kenyane approchait. Sa réserve d’eau baissait à mesure que s’étirait son périple. Malgré son purificateur, Julius répugnait à puiser l’eau des mares. Une fois, un ranger pourtant aguerri avait bu un verre d’eau contaminée. Amibiase, dysenterie, deux possibilités parmi toute une liste d’infections possibles. Quoi que ce soit, cela lui avait vidé les boyaux d’un mucus laiteux. Le malheureux avait passé trois jours, ramassé sur lui-même, pantalon aux chevilles, tapi dans un buisson qui peinait à absorber la flaque marronnasse. La pestilence avait attiré des nuées de mouches. Malgré la fièvre qui avait transformé son crâne en four, l’homme avait tenu bon. Surtout, il n’avait pas désactivé sa tenue. Bien lui en avait pris : si quelques abonnements avaient été résiliés, ces pertes avaient été plus que compensées par de nouveaux clients. Plus tard, il en avait plaisanté avec Julius : « Tu sais, ces abonnés-là, il ne faut pas forcément leur courir après… »
Une masse informe, au bas d’une butte. Même si les carcasses pourrissantes issues d’anciens raids s’étaient raréfiées, on en trouvait encore. Julius connaissait la route, il ne se souvenait pas en avoir aperçu dans les environs. Avec un soupir, il effectua un détour.
C’était bien ça : un drone d’observation de belle taille jonchait le sol. Ce genre d’appareil volant espionnait les animaux sans les déranger. Le ciel en regorgeait, mais ils ne constituaient pas une concurrence sérieuse pour les guides comme Julius. Aucun drone ne rivalisait avec l’expérience humaine d’un guide authentique.
Les débris répandus alentour indiquaient qu’il s’était fracassé en s’écrasant, couchant les herbes hautes. En principe, toute perte était signalée afin de ne pas polluer le parc, ce qui signifiait que celui-là avait opéré de façon clandestine. Julius ne pouvait s’attarder : pas question de se laisser distancer par le troupeau principal qu’il suivait depuis des jours. Il entreprit de chercher des numéros de série, sans succès. Il envoya un message au ministère du Tourisme avec des photos ainsi que la localisation GPS, puis poursuivit son chemin.
Une réponse lui parvint quelques minutes plus tard. Il ouvrit le message avec un pincement à l’estomac : si les autorités avaient décidé qu’il devait embarquer la carcasse du drone, il n’aurait pas d’autre choix que de s’exécuter.
Il s’agissait de tout autre chose, mais la lecture du contenu ne le rassura pas. Un Maasaï avait repéré un guide ayant traversé la frontière entre la Tanzanie et le Kenya. Julius était le mieux placé pour l’interroger, aussi était-il requis par les autorités. La pièce jointe était un laissez-passer provisoire. Il soupira, avertit ses abonnés du changement de programme, puis se laissa guider par sa mule.
La frontière existait en pointillés : des monticules disposés de façon régulière, mais déserts de présence humaine. Une chèvre égarée broutait sur l’un des monticules. Clic-clic. La longue silhouette rouge au crâne rasé apparut tel un djinn dans la poussière soulevée par le vent. Le Maasaï avait établi un bivouac du côté tanzanien. L’apparition subite de Julius et sa mule sur la piste, leur camouflage désactivé d’un coup, ne provoqua aucun sursaut de surprise. Il se présenta : Olepelo, et offrit à son invité du lait rance, puisé à une vieille gourde enkukuri, ainsi qu’un dé de sang.
« Maasaï signifie jumeaux, dit-il d’une voix sableuse, car tout va de pair, homme et femme, bien et mal, lance et gorge. Ta tenue est liée à un jumeau très loin d’ici, n’est-ce pas ?
— Des tas de jumeaux, en fait. »
À ce moment-là, une étoile filante traversa le ciel. Olepelo suivit du regard la traînée lumineuse, jusqu’à son extinction.
« Un de vos dieux vient de brûler.
— Pardon ?
— Un satellite de vos constellations. » Ses yeux oblongs riaient. « Mes étoiles à moi ne bougent pas.
— Et mon dieu à moi n’est pas du genre à brûler dans la haute atmosphère, repartit Julius, se piquant au jeu.
— Tu as bien de la chance. Enkai, mon dieu, a abandonné les miens il y a des lustres. En réaction, des racines ont poussé sous leurs pieds, si bien que beaucoup vivent dans les villes du nord. Mais pas moi. »
Il lui exposa enfin la raison de l’alerte : la veille, il avait aperçu un guide en train de s’introduire au Kenya. L’homme était équipé d’un de ces exosquelettes permettant de courir au côté des fragiles guépards chassant la gazelle ou la petite antilope, ou d’accompagner l’envol des grues couronnées ou des ibis sacrés. On considérait la pratique comme immorale, car elle perturbait la vie des animaux. C’est pourquoi le suspect ne pouvait être un ranger. Les exosquelettes, très chers, se vendaient à Nairobi ou à Addis-Abeba. Il s’agissait donc d’un indépendant ou de l’employé d’un tour-opérateur non agréé. Julius savait aussi que les exosquelettes, à l’instar des tenues de camouflage, étaient conçus pour se désactiver dès lors qu’ils sortaient du Serengeti et franchissaient la frontière.
Une légende lui revint en tête : le monde était une assiette en terre cuite ; une nuit, Enkai, ou quelque autre divinité ancienne, avait bu trop de bière de banane ; lorsqu’il l’avait empoignée, l’assiette lui avait échappé et s’était brisée en une multitude de pays ; Enkai l’avait aussitôt recollée ; les animaux dormaient lors de l’accident, alors que les hommes, qui veillaient autour de leur feu, avaient vu le monde se fragmenter ; c’est pourquoi les seconds respectaient les frontières, alors que les premiers n’en avaient cure.
Julius remercia Olepelo et s’engagea dans le Masai Mara. La plaine, même martelée de chaleur et de soleil, éclatait de verdure, et les arbres se multipliaient. Il n’eut aucune peine à retrouver le guide, échoué près d’un bosquet d’acacias. L’homme, d’une trentaine d’années et vêtu d’un treillis, le regarda approcher avec un mélange d’appréhension et de défiance.
« Je suis Julius. Tu as besoin d’assistance ? »
Il n’avait formulé la question que par politesse. L’autre était en détresse, prisonnier de son exo comme une tortue sur le dos. Il avait dû trafiquer son appareil pour qu’il ne se désactive pas au passage de la frontière, mais son bidouillage n’avait manifestement pas tenu.
« Contente-toi de retirer mon harnais, grommela-t-il sans se présenter. Et ne tranche pas les sangles, il y a plein de câbles dedans. Mais tu le sais autant que moi. »
Pendant qu’il s’escrimait, Julius tenta de nouer la conversation, mais le naufragé lui opposa une réticence hostile.
« Tu ne pourras pas tirer ton exosquelette tout seul, il pèse une tonne.
— Quatre-vingt-dix kilos.
— C’est tout de même trop lourd.
— Tu m’aideras avec ta mule. J’ai de l’argent.
— Tu voulais escorter une chasse de guépard ?
— J’espérais me faufiler dans une troupe d’éléphants. »
Des éléphants : cela aurait été assurément le clou du spectacle. Mais formellement proscrit.
Malgré sa répugnance, Julius prit l’homme en photo. Son identité lui revint quelques instants plus tard. Il s’agissait d’un guide frappé cinq ans plus tôt d’une interdiction d’exercer. Le motif de sa faute n’était pas spécifié, ce pouvait être n’importe quoi. Il connaissait le cas d’un guide sur lequel avait couru le bruit que son grand-père était un réfugié hutu autrefois parqué dans un camp en Tanzanie pour échapper à la vengeance des anciennes victimes. La rumeur avait suffi à le mettre au ban de la société en réduction que formaient les guides.
Celui qui gisait à ses pieds était sans doute un père de famille dépendant des treks pour nourrir ses enfants. Mais cela, les éléphants n’avaient pas à en souffrir.
Julius sortit son couteau.
« Qu’est-ce que tu fais ? Arrête ! »
La lame entama le harnais.
Clic, clic.
Les articles de mon grand-père
Mon grand-père, Hubert Prolongeau, était un vieil emmerdeur, mais je l'ai toujours aimé. Alors que sa carrière de romancier était restée assez confidentielle, il avait en 2030, à l'âge de 68 ans, publié le roman qui allait lui valoir une consécration mondiale. « Make me great again » était une fresque des années Trump dans laquelle s'exprimaient une rage et une lucidité qui firent comparer son portrait de dictateur à ceux de ces grands maitres sud-américains qu'avaient été Garcia Marquez, Asturias ou Roa Bastos. L'éclat de ce livre, dont certains dirent même qu'il précipita la chute de l'ex-président, arrêté et jugé par une coalition internationale après avoir tenté lors de son troisième mandat d'envahir militairement le Canada, lui fit frôler le prix Nobel, donné cette année-là à un autre opposant à Trump, le chanteur Bruce Springsteen... Du coup, critiques et éditeurs se ruèrent sur ses anciens livres, qui se virent soudain parés de qualités que personne n'avait à ce point détectées jusque-là.
Quinze ans après sa mort, en 2075, un de mes amis éditeurs, Denis, me proposa de publier ses reportages de voyages, trente ans de balades faites dans les années 2000 et écrites pour « Le nouvel Observateur » et « Le Monde », deux journaux très lus avant la disparition de la presse écrite. Je me suis plongé dans cette masse évocatrice, passionnante surtout parce qu'elle permettait de comprendre ce qu'était le voyage à cette époque de gabegie incroyable où les touristes prenaient l'avion sans aucune restriction.
Voyager était un vieux rêve devenu de plus en plus impossible... Le débat entre les partisans du tourisme virtuel, devenu largement majoritaire, et ceux du voyage réel continuait à nourrir régulièrement nos centaines de chaînes d'infos. Désireux d'avoir leur opinion, j'avais fait lire ces articles historiques à mes deux plus vieux amis et les avais invités à venir en discuter chez moi.
Denis, à l’origine du projet, petit brun quinquagénaire à l'énergie inépuisable, arriva le premier. Sarah, sa très jeune amie, l'accompagnait. Ils rêvaient d'obtenir le « permis enfant », mais c’était difficile, les quotas ayant encore été réduits. De son sac, il sortit une bouteille d'eau minérale, luxueux cadeau dont je lui fus reconnaissant, remisant pour plus tard mon champagne synthétique. Il m'en servit un verre, juste avant que ne sonne Arnaud, le troisième larron.
« Alors ? Comment tu trouves ?, me demanda Denis en reposant son verre.
- Littérairement ? Pas toujours très brillant : je sais bien que le genre était contraignant mais il y a des articles vraiment paresseux.
- Mais historiquement, c'est étonnant. Quand tu penses qu'à l'époque on voyageait encore pour de vrai... Il n'y a pas un pays dont il parle où il ne soit vraiment allé...
- C'était avant le permis avion ?, interrogea Arnaud Ça fait combien de temps déjà ? Les années 40 ?
- C'est ça, je crois »
Depuis 2045, à l'initiative du président brésilien Auguste Carvalho, élu après l'assassinat de son père par des latifundistes favorables à la destruction définitive de ce qui restait de l'Amazonie, les voyages en avion avaient été limités à trois par personne et par an, ceux d'affaires ayant déjà quasiment disparu au profit des visioconférences. La mesure était globalement suivie, malgré quelques fraudeurs. L'un d'entre eux, Patrice Tagliatelle, était devenu légendaire en 2063 pour avoir réussi à prendre 68 fois l'avion dans l'année en changeant à chaque fois d’identité. Mais les rieurs et les rebelles, largement de son côté, ne l'avaient pas empêché de prendre quinze ans de prison.
- On a l'impression qu'ils n'avaient même pas conscience du danger climatique. Ça paraît dingue ! Jusqu'aux années 2025, mon grand-père donnait aux gens des conseils pour prendre l'avion au lieu de ne mettre en avant que les trajets bas carbone !
- C'est un peu normal : c’étaient des voyages plus ou moins sponsorisés par des « tour opérators ».
- Des quoi ? demanda Sarah qui, née en 2050, n'avait rien connu de tout ça.
- Des agences qui organisaient les voyages. Elles se sont écroulées dans les années 2040, quand les applis ont vraiment permis à tout le monde d'organiser son voyage tout seul.
Il fit défiler des articles de mon grand-père sur son téléphone et les projeta au mur.
- Regarde ! Il a été au Zimbabwe en 2014. Il a vu les chutes Victoria couler. « Le long ruban d'eau qu’on croit tomber du ciel », écrit-il. Quand est ce qu'elles ont arrêté de le faire ? Glucksmann était encore président, non ?
- Son deuxième mandat. Les années 50. A l'époque, il n’y avait pas d'« avant après ».
- « Avant après » ? Pourquoi tu ne dis pas « BAFT », comme tout le monde, intervint Arnaud. C'est tellement snob...
Le « before after » ou « BAFT », qu'appelaient « avant après » ceux qu'irritaient la présence dans le Robert en ligne de plus de 3000 mots anglais, était une création virtuelle installée sur des sites fameux et dégradés pour montrer ce qu’ils étaient avant : les chutes Victoria, désormais à sec en permanence, en faisaient partie, comme la lagune de Venise depuis la submersion de la place Saint-Marc, noyée sous un mètre d'eau ou le sommet de l'Everest, après qu’une avalanche avait emporté en 2033 trois cent dix-huit personnes attendant de pouvoir monter. Après avoir parcouru le site, le visiteur entrait dans une salle où lui était remis un casque permettant de s'immerger dans la splendeur éteinte du lieu. Les « BAFT » les plus fameux étaient dressés sur place, comme celui du Caire grâce auquel on pouvait, après avoir fait le tour des pyramides, désormais coincés en plein centre d'une mégalopole de 38 millions d'habitants, se retrouver dans le désert face à la masse brillante et immaculée de Gizeh au lendemain de son achèvement.
« Ce sera ça, le tourisme de demain. On ira où on voudra quand on voudra. Tout sera reconstitué, et nous voyagerons autant dans le temps que dans l'espace. Les galères archaïques de ton ancêtre, c'est fini », s'enthousiasma Arnaud.
La plupart des monuments célèbres avaient été récréés dans les grandes capitales et les touristes visitant Paris (l'hiver : l'été, il faisait souvent plus de 50°C dans la journée...) pouvaient voir non seulement la vraie Tour Eiffel mais aussi des reconstitutions virtuelles du Kilimandjaro à l'époque où il était encore enneigé ou de Jérusalem avant les bombardements iraniens qui avaient détruit la vieille ville. Depuis quatre ans, une attraction faisait fureur à Marseille : une évocation en costumes des voyages de Marco Polo, où il était possible de rencontrer des peuples de l'époque, reconstituées en hologrammes avec un grand souci de vérité historique.
- Je ne suis pas sûr que j'aurais eu envie de m’infliger ce que racontent ces articles, renchérit Arnaud. Les heures d'avion, la longueur des déplacements : tu te rends compte, quinze heures pour aller voir ce que tu peux voir de chez toi avec un casque...
- En plus, reprit Denis, il y avait parfois un monde fou. À plusieurs reprises, il prévient les gens de choisir avec soin la saison pour éviter l’encombrement. Sur la Croatie, il dit que Dubrovnik est devenu « invivable ». Il y avait des touristes partout, les hôtels étaient bondés
- Alors qu’avec ta tente de survie imprimée en 3D, tu es peinard n’importe où, sourit Arnaud
- C'est où, ça, la Croatie ? demanda Sarah
- C'est devenu une partie de la nouvelle Russie. Ça a été annexé vers 2050. »
Denis nous énervait tous un peu par sa connaissance de la géographie. À quoi cela servait-il alors que la plupart des voyages virtuels demandaient seulement de ne pas se tromper de métro... ?
« Sans le virtuel, plus rien ne serait accessible, continuait Arnaud. Tu te vois partir pour l'Afrique, où il fait 75 degrés presque en permanence ? Ou plonger pour de bon dans la mer, t'empêtrer dans le plastique et ne pouvoir de toute façon descendre qu'à cent mètres ? L’an dernier, j’ai fait une croisière abyssale et je suis descendu à 4000 mètres... Tout ça depuis Denfert-Rochereau.
- Mais tu n'aurais pas eu envie de voir ça pour de vrai ? J'ai vu les Pyramides à Paris. Mais le grand-père d'Hadrien raconte qu'il a pu monter sur Khéops et voir le désert qui, d'un côté au moins, s’étendait à perte de vue.
- Et ça lui a apporté quoi ?
- D'être sur place, justement, insista-t-elle. Il y a quatre ans, avant de connaître Denis (et elle le regarda avec un air qui nous fit tous fondre) j'ai utilisé un de mes billets d’avion et je suis allée au Groenland. J'ai pu rencontrer des Inuits, des vrais, pas des clones modélisés comme les tiens. C'est sûr, ils ne sont plus en fourrure et en traîneau. Les glaces ont fondu, et c'est vraiment devenu une terre verte, malgré l'horreur des mines chinoises. Le grand-père d'Hadrien l'avait écrit en 2020.
Elle chercha à son tour sur le téléphone de Denis et projeta un autre article au mur.
- Là ! « Le tourisme sauvera le Groenland pour deux raisons : la première, c’est l’idée qu’il fait plus chaud et que donc la vie sera plus facile. La seconde, c’est l’envie de venir contempler avant qu’il ne soit trop tard un monde en voie de disparition. Les immenses glaciers fascinent au même titre que les dernières neiges du Kilimandjaro. » C'est tellement romantique. C'est pour ça, parce que le monde change sous nos yeux, que c'est génial d'aller le voir.

- Moi aussi, je suis allé au Groenland, la provoqua Arnaud. J'ai vu des baleines, j'ai chassé le phoque. C'était génial. La nature et le froid, je les ai sentis. Mais tranquille, à côté de chez moi. Je ne suis pas tombé du traîneau comme ton grand-père, je ne me suis pas gelé parce que j'avais laissé s'éteindre mon poêle. En plus, j'ai moins soûlé mon entourage avec mes aventures. Tu te souviens qu'il s'arrangeait pour placer le Groenland à la moindre occasion ? Et il faisait le malin parce qu'il se sentait privilégié. Aujourd’hui, le tourisme est vraiment égalitaire. Tu vas où tu veux, quand tu veux, tout ça à deux pas de chez toi.
- À condition d'avoir l’argent pour... Tu as vu ce que ça coûte ? Tu as économisé trois ans pour te payer ça...
- Les voyages ont presque toujours été réservés aux élites. Il n'y a qu'à partir de la deuxième moitié du XX ͤ siècle que tout le monde a pu partir. On a vu ce que ça a donné...
Denis intervint avant que le débat ne s'envenime.
- « Ce sont les jeunes qui vont réinventer le voyage, j'ai l'impression. Ton grand-père parle tout le temps d'authenticité. Authenticité par-ci, authenticité par-là. Ça voulait dire préférer voir quelque chose de vrai, même abîmé, plutôt qu’une reconstitution.
- Ça, c’est sûr : plus c'était crade, plus il était content, sourit Arnaud. Dans un article sur le Guatemala, il vante le fait que, même au fond de la jungle, les Indiens avaient des t-shirts Walt Disney. C'est ça qui lui paraissait vrai. Mais c'est idiot. Les Indiens, c'est fait pour avoir des plumes et danser le soir, comme dans les villages-musée. À quoi ça sert autrement ? Dépenser plein d’argent pour aller voir des gens qui nous ressemblent ? »
Après avoir asséné sa formule de cet air triomphant qui le rendait souvent insupportable, Arnaud fit passer des pilules hallucinogènes, en vente libre depuis une vingtaine d'années. J'en pris une. Denis et Sarah refusèrent. Je m'allongeai pour laisser venir les visions, mais je les entendais encore.
- Et l'an prochain, on va où ? Ça va faire quatre ans qu'on est ensemble ? lui chuchota-t-elle, l’air câlin.
- Il y a un voyage en Alaska. C'est un peu cher, mais la simulation s'est installée pas très loin de chez moi
- Avec des ours ?
- Il y a une option. Regarde, je charge l'appli. »
Sarah se pencha vers lui.
« J'en peux plus de tout ce virtuel. Tu voudrais pas qu'on parte tous les deux dans un des endroits que chantait le papy ?
- Mais où ? »
Elle lui projeta un article de 2024, « 48 heures à Libourne ».
« Là, ils organisent maintenant des voyages déconnectés : pas de portable, pas d’internet... C'est pas génial ? C'est en Gironde, sur l’île où se dressait la ville où il est mort avant les grandes inondations de la Dordogne. Il y a encore le clocher qui dépasse, on peut même plonger. On aura un petit bateau, on se promènera sur l'eau »
Elle souriait, soudain facétieuse
« Une nuit, il a dormi dans une cabane. Il y avait même des cafards... »
Et son regard était plein de promesses.
Alors vint le temps du « tourisme de la première chance » ou l’infinie capacité du tourisme à faire flèche de tout bois
Au début du siècle, les professionnels du tourisme avaient participé à promouvoir le « tourisme de la dernière chance », afin de faire du réchauffement climatique, alors déjà largement avéré, un moyen de valoriser des destinations lointaines encore plus ou moins confidentielles. C’est ainsi que des milieux polaires en premier lieu enregistrèrent un surcroît de visites, afin de voir des paysages susceptibles de bientôt disparaître. Le fait que ces paysages polaires allaient durer encore bien plus longtemps que les touristes qui venaient les visiter n’était pas de nature à entraver le flux, car cela exigeait une information qu’on se gardait bien de leur donner et qu’eux-mêmes préféraient ne pas aller chercher directement, incapables qu’ils en étaient pour la plupart. À l’époque, les enquêtes dans les lieux concernés, le Grand Nord canadien ou l’Antarctique, montraient que la grande majorité de ces touristes préféraient ne pas savoir qu’en cédant à cette tentation du tourisme de la « dernière chance », ils contribuaient à accélérer les processus en cours.
Dans les Alpes, ce type de tourisme eut davantage de justifications, dans la double mesure où une bonne partie des glaciers poursuivaient leur lente agonie et où la plupart des touristes qui venaient constater le désastre ne parcouraient pas de longues distances. Je me souviens que, lorsque j’étais enfant, mon père, militant de ce qu’on appelait alors la cause écologique, avait évoqué, avec des trémolos dans la voix, la nouvelle d’une plaque commémorative posée à l’emplacement d’un glacier disparu ; je crois me souvenir que c’était en Islande, vers 2014. Deux ans ou trois plus tard, mes parents me trainèrent à une cérémonie funèbre, au pied d’un autre glacier disparu, en Autriche : les discours étaient trop longs à mon goût, de surcroît, il faisait chaud et je me souviens que j’avais attrapé un coup de soleil, mais le zèle des participants avait été aiguillonné par la venue de deux anthropologues texans qui avaient traversé l’Atlantique pour observer le fonctionnement de la manifestation. Il me revient aussi en mémoire que lors d’un autre enterrement de glacier (Sarenne, je crois), un glaciologue retraité était venu dire qu’il avait passé trente ans de sa vie à mesurer le recul de ce glacier désormais disparu ; j’en étais reparti profondément déprimé à l’idée que quelqu’un avait pu consacrer sa carrière professionnelle à étudier quelque chose qui n’existait plus. Le comble de l’ineffable avait probablement été atteint dans les années vingt en Islande, avec une cérémonie organisée aux portes de Reykjavik, pour commémorer la disparition d’une quinzaine de glaciers internationaux, chacun d’entre eux étant représenté par une tombe en glace qui, du reste, ne tarda pas à fondre car, outre le réchauffement climatique, le site avait été mal choisi, sur le tracé d’une fissure le long de laquelle quelques jours plus tard se déclencha une éruption volcanique.
Inutile de dire que tous ces événements ne laissaient pas indifférents les professionnels du tourisme qui recherchaient la formule la plus efficace pour exploiter un marché de niche au départ, mais destiné à grandir, celui des nostalgiques des glaciers disparus ou en voie de disparition.
Cependant, à partir de 2060 surtout, les derniers glaciers des Alpes n’attiraient plus que de riches clientèles des pays encore plus chauds qui souhaitaient consacrer de gros budgets à voir ces reliques, généralement très décevantes, au point qu’on se souvient qu’à Chamonix, des Surinamiens avaient fait un scandale devant un tas de détritus sales qu’on leur avait présenté comme l’ultime reste de la mer de Glace. Cet événement, très médiatisé, avait sonné le glas du tourisme glaciaire dans la vallée, même si le Mont-Blanc avait encore une certaine allure avec sa petite calotte orpheline de la plus grande partie de ses langues périphériques.
La clientèle européenne avait progressivement disparu, car, en été, la température était devenue étouffante dans la vallée, en l’absence désormais de l’air descendu des glaciers qui, autrefois, rafraîchissait les nuits ; de plus, la mémoire de ce qui avait été mais n’était plus était encore trop vive pour beaucoup qui préféraient désormais se priver d’un spectacle devenu par trop désolant : l’absence des glaciers qui avaient fait la fortune du lieu trois siècles plus tôt se faisait encore trop sentir. Dans la vallée, les anciens ne cessaient de songer à ces monstres de glace qui, en se retirant, n’avaient laissé que des tas de cailloux, les débris d’un avion d’Air India, et des rucksacks d’alpinistes autrefois tombés dans des crevasses, reliques si nombreuses que même les brocanteurs n’en voulaient plus. Quant aux jeunes, ils étaient, pour la plupart, partis depuis longtemps, faute d’emplois car même l’alpinisme n’attirait plus, les parois rocheuses étant devenues trop instables.
C’est en 2075 qu’un Chamoniard né à Bagnolet eut une idée de génie pour relancer la fréquentation touristique et remonter le moral des derniers habitants : organiser des reconstitutions grandeur nature des glaciers disparus grâce à la technologie de l’hologramme désormais maîtrisée à l’échelle d’une vallée entière. Pour la première de ce spectacle, largement médiatisé, la municipalité n’avait pas lésiné sur les moyens. Elle avait eu notamment l’idée de recourir au savoir-faire de l’arrière-petit-fils de l’ingénieur du son des Rolling Stones, venu de Londres en chaise à porteur numérique. Le grand soir, lorsque la mer de glace réapparut brusquement grâce au miracle de la technique, les trompettes d’Aïda de Verdi retentirent avec une telle force qu’une nouvelle partie de la face ouest du Dru s’effondra sous les applaudissements des touristes croyant que cet éboulement faisait partie du spectacle. Fort heureusement, il n’y eut que trois morts dont évidemment on ne put retrouver les corps.
Le succès fut immédiat, si bien que l’agence de communication qui accompagnait l’événement lança aussitôt une campagne mondiale : « Le tourisme de la première chance » était né. Une nouvelle ère s’ouvrait, pleine de promesses infinies : pour la première fois dans l’histoire du tourisme, on allait pouvoir exploiter une absence.
L'avis de Nomade Aventure
Depuis 2018, fidèle à son esprit potache, Nomade Aventure sacrifie à la tradition du « poisson d’avril » en envoyant aux abonnés de sa newsletter, chaque premier avril, une missive annonçant fièrement la sortie d’un nouveau voyage, voire d’une nouvelle gamme. Des voyages parfaitement imaginaires, et généralement loufoques, mais présentant (presque) toutes les apparences du sérieux (sinon c’est pas drôle). En 2019, par exemple, nous prétendions ouvrir les inscriptions pour le tout premier… « trek lunaire » (voir le chapitre « Bons baisers de l'espace - En 2075, le tourisme spatial aura-t-il pris son essor ? »). Et en 2024, le thème était… le voyage virtuel. Que nous avions pompeusement appelé : « L’aventure 3.0 ». Et nous n’avions pas fait dans la demi-mesure pour en vanter les mérites, jugez-en donc :

« Chez Nomade Aventure, on n'en finit plus d'innover. Après plusieurs mois de conception avec les meilleurs ingénieurs et les plus éminents spécialistes des nouvelles technologies que compte l'Hexagone, nous sommes fiers de vous présenter ce qui pourrait bien révolutionner le petit monde du voyage : L'aventure 3.0.
Le concept ? Découvrir le monde, s'enrichir de cultures différentes, arpenter les panoramas les plus somptueux, tout ça… en restant chez soi. Fini, les achats d'équipements coûteux, les frais de visa et les transports à répétition. Ici, on voyage en pantoufles dans le canapé du salon, ou carrément sous la couette avec, pour seul équipement, notre tout nouveau casque de réalité virtuelle : le rutilant Nomade Quest VR24, et son rendu incomparable des univers 3D.
Les gros + d'une telle aventure :
- Toutes conditions physiques acceptées : plus la peine de vous remettre à la course à pied deux semaines avant le départ.
- Plus de problème de dialecte local non maîtrisé : tous les échanges avec vos cyber-hôtes se feront via un agent conversationnel à traduction simultanée utilisant l'intelligence artificielle.
- Repas traditionnels de votre destination de voyage livrés à votre domicile par notre partenaire, leader de la livraison de plats cuisinés en France : pour une expérience encore plus immersive !
- -5% sur le montant de votre voyage virtuel si vous optez pour notre forfait standard avec publicités (ciblées selon vos centres d'intérêt).
- Une aventure 100% éco-responsable : le vrai voyage zéro carbone, c’est celui que l'on fait de chez soi.
Alors… prêt à basculer dans le voyage de demain ?
Suivait une invitation à en savoir plus en cliquant sur le lien ad hoc. Las, si quelques lecteurs avaient mordu à l’hameçon et trouvé l’idée intéressante (« J’ai trouvé l’idée géniale pour ma maman de 84 ans qui ne peut plus vraiment voyager » ; « Perso j’étais intéressée de voir ce que ça pourrait donner et d’essayer de me projeter dans cette situation »), beaucoup d’autres, trop choqués sans doute par ce qu’ils venaient de lire, n’ont pas cliqué mais nous ont écrit pour manifester leur incompréhension, parfois leur courroux, de nous voir lancer une telle gamme.
Florilège : « Je trouve votre nouvelle offre totalement antinomique avec les valeurs de voyage que vous prôniez. C’est effarant de proposer aux gens de rester comme des légumes avec leur casque virtuel, et malheureusement c’est le monde qui nous guette. Je vais bloquer votre adresse et surtout ne plus conseiller à mes amis de passer par votre agence. » ; « Triste pour moi, concept révolutionnaire mais triste en termes d’interactions humaines. Je comprends que vous vous positionniez sur ce créneau de l’IA, qui plus est en précurseur, pour autant j’espère que vous continuerez de proposer de vrais nouveaux voyages IRL [in Real Life] hors des sentiers battus comme vous savez faire depuis toutes ces années que je vous suis. » ; « Difficile pour moi de comprendre ce concept, c’est totalement hors de mes envies. Un voyage ça se vit, ça se sent, ça se respire… Impossible pour moi de vivre tout cela de façon virtuelle. Dommage que ce budget n’ait pas servi à enrichir ou développer d’autres projets ! » ; « C'est n'importe quoi !!!!! Le voyage… c'est justement BOUGER !! Sentir, toucher, l'eau. L'air, la terre, le sable, les feuilles, les arbres !! Serrer des mains et ÉCHANGER des paroles et sourires… Autant regarder la TV avec les bons documentaires de ARTE !!!! N'importe quoi !!!! ».
Bref, j’ai dû me fendre d’une nouvelle newsletter pour dévoiler le canular et mettre en avant le texte que tout internaute qui aurait cliqué « pour en savoir plus » aurait découvert :
« Désolé de vous décevoir – ou ravi de vous rassurer ! Bien que de telles expériences soient déjà proposées ponctuellement (comme, en ce moment, la bulle immersive installée par TGV Lyria sur le parvis de la Gare de Lyon, qui permet de « s’évader en Suisse sans quitter Paris » en chaussant un casque de réalité virtuelle tout en suçant un bonbon Ricola) et que l’on puisse même imaginer (ou cauchemarder) que des agences de « voyage virtuel » existeront un jour (comme dans le célèbre film de science-fiction Total Recall), ce n’est vraiment, mais alors vraiment pas dans les tuyaux chez Nomade Aventure ! »

Pour nous, un voyage se vit avec tous les sens ; la rencontre avec l’autre ne peut être que réelle, pour se faire des amis de ses compagnons de voyage, et tenter de communiquer avec les mains avec des locaux hilares ; on doit avoir mal aux jambes, le soir, en s’affalant sur son lit ou son matelas de sol, se réchauffer auprès du feu de camp en écoutant les grognements lointains des hippopotames ; on doit accepter de se faire (un peu) piquer par les moustiques ou attaquer par des sangsues, sentir le vent cingler le visage ou la brise le caresser, enfoncer ses pieds dans le sable chaud, manger avec les mains son pain du désert sorti des dunes ; il faut s’échiner à monter sa tente, être éclaboussé en kayak, trébucher en rando, crever à vélo, mais toujours repartir le cœur léger ; il faut se sentir tout petit au pied des Pyramides, au milieu du Machu Picchu ou dans le Grand Canyon, et se dire que toutes les photos et vidéos qu’on avait pu en voir ne pouvaient préparer à un tel choc. En voyage, il faut… vivre, quoi, et même SUR-vivre, c'est-à-dire vivre davantage ! Et ça, on ne pourra toujours le faire qu’« en vrai », IRL (in real life) comme on dit en angliche. Alors, oui, voyager, ça émet du CO₂, mais pour ça on a quand même quelques réponses : ce n’est qu’un début, et pas la panacée, mais de là à préférer le rétrécissement du monde et le repli sur soi au vent du large et à la rencontre de l’Autre, il y a un pas que nous ne sommes pas près de franchir. »
Que répondre, maintenant, à la question posée dans ce chapitre : « En 2075, le voyage sera-t-il surtout virtuel ? ». Eh bien, je ne crois pas. Les scénarii imaginés par Laurent Genefort, Jean-Marc Ligny et Hubert Prolongeau semblent promettre un bel avenir à l’usage de la réalité virtuelle pour voyager sans bouger, mais je penche davantage pour la vision de François Gemenne (voir son interview dans le chapitre « Mériter le lointain En 2075, continuerons-nous à voyager loin ? ») pour qui « le voyage aura encore davantage d'importance dans le futur qu'il n'en a aujourd'hui. Parce qu'une autre transformation du monde, c'est aussi l'intelligence artificielle. Et ce qui va être irremplaçable et ce qui va prendre de plus en plus d'importance, ça va être l'expérience du réel ».
Chez Nomade Aventure, en tout cas, on cherchera sûrement de plus en plus à s’appuyer sur certaines technologies pour enrichir l’expérience du voyage réel (la traduction simultanée par exemple, afin de permettre ou de fluidifier les échanges authentiques, sans intermédiaire, avec la population locale), mais certainement pas pour la remplacer. Même en 2075.