"On protège ce qu'on connaît", interview de Jérémie Morizet par Fabrice Del Taglia

Fabrice Del Taglia : « Bonjour Jérémie. À l'occasion des 50 ans, cette année, de Nomade Aventure, nous avons souhaité nous projeter sur le voyage d'aventure dans 50 ans, c'est à dire en 2075. Et pour cela, imaginer le futur du voyage d'aventure dans différents milieux et selon différentes problématiques. Le milieu ultime, peut être le moins exploré, en tout cas sur Terre, ce sont les grands fonds, et tu en es un spécialiste. Peux-tu nous en dire un peu plus sur toi, ta carrière et tes exploits ? »

Jérémie Morizet : « Je suis océanographe, je travaille depuis une vingtaine d'années dans le domaine de l'exploration sous-marine. Je suis sorti d'une école qui s'appelle Intechmer, basée dans le Cotentin et qui forme des océanographes. Et à l'issue de mes études, il y a 20 ans, j'ai intégré la COMEX. C’était à l'époque un fleuron industriel français qui proposait tout un éventail de capacités de travaux sous-marins et d'interventions sous-marines à travers le monde. À cette époque, dès qu'il s'agissait d'installer une plateforme, d'aller inspecter une structure sous-marine, on faisait appel aux plongeurs de la COMEX. J’ai donc rejoint, à l’issue de mes études, un petit département de la COMEX qui, entre autres, faisait de la recherche d'épaves en Méditerranée, et ailleurs en eaux peu profondes. Et donc c'est comme ça que j'ai intégré une petite équipe, avec laquelle je travaille maintenant depuis 20 ans, qui par la suite a quitté la COMEX pour rejoindre un autre projet, Deep Sea Salvage, fondé par des transfuges de la COMEX, dont un ancien plongeur, John Kingsford. Ce Britannique a décidé de monter une branche de la COMEX spécialisée dans la recherche d'épaves très profondes, avec l'idée d'aller en récupérer les cargaisons de métaux précieux, notamment pour le gouvernement britannique. Deep Sea Salvage est ensuite devenu Deep Ocean Search, mais ce petit groupe formé il y a tant d'années est toujours vivant. C'est un groupe franco-britannique, donc le directeur John Kingsford est toujours à la barre. Et les océanographes sont intégralement français. Nous avons notamment retrouvé des épaves mythiques, comme celle du City of Cairo, un navire britannique qui avait été coulé au large de l'Afrique du Sud et dont on a remonté 100 tonnes de pièces d'argent qui appartenaient à la couronne britannique. Plus récemment, on a été rechercher l'épave du navire de l'explorateur britannique Ernest Shackleton, en Antarctique. Et puis, plus récemment encore, la découverte de l’USS Samuel B. Roberts : c'est une plongée que j'ai effectuée avec le milliardaire américain Victor Vescovo, un explorateur des temps modernes qui s’est fabriqué un bathyscaphe grâce auquel on a retrouvé le Samuel B. Roberts à presque 7 000 mètres de fond et profondeur, ce qui en fait l'épave la plus profonde jamais découverte. »

Fabrice Del Taglia : « Qu’est-ce qu’on appelle un bathyscaphe ? »

Jérémie Morizet : « Ici, parler de bathyscaphe, c'est un peu un abus de langage. Les bathyscaphes, ce sont des submersibles qui ont été créés à la fin des années 40 et dont les plus connus sont le Trieste et l'Archimède. Ces équipements, voués à emmener 2 passagers, étaient conçus pour plonger jusqu'à 11 000 mètres (dans la fosse des Mariannes). Un bathyscaphe c'est une sphère en acier ou en titane, capable d'héberger un ou deux passagers pour les emmener travailler à grande profondeur. Les premiers bathyscaphes étaient de très gros engins puisque la flottabilité était assurée par une très grosse citerne d'hydrocarbure, plus léger que l'eau, et qui en même temps évitait à la pression d'écraser la réserve de flottabilité. Aujourd’hui on ne parle plus de bathyscaphe, on parle de submersible, dont la flottabilité est assurée par d'autres moyens : on appelle ça de la mousse syntactique, c’est beaucoup plus compact et un engin comme celui dans lequel j'ai plongé, le Limiting Factor, fait 2-3 mètres par 3-4 mètres. Par contre, on a toujours la sphère en titane qui héberge le pilote et le copilote, tous les équipements électroniques, de renouvellement de l'air, etc. »

Fabrice Del Taglia : « Et toi-même, ton record de profondeur de plongée s'établit à 10 000 mètres. »

Jérémie Morizet : « 10 806 mètres, oui, c’est le record pour un Français. Le précédent record était détenu par mon ancien patron, Henri Germain Delauze, qui était le président fondateur de la COMEX, et qui l'avait atteint en 1964, à 9 545 mètres dans la fosse des Kouriles. Depuis, aucun Français n'était descendu aussi profond. En octobre dernier, j'ai donc eu la chance de faire une plongée d'essai dans la fosse des Tonga, la 2ème plus profonde après la fosse des Mariannes, qui m'a amené à atteindre les 10 806 mètres. Mais je n’étais pas là pour établir un record, mais pour intégrer et tester un équipement sous-marin, un système de positionnement, de challenger cette balise acoustique et voir si elle fonctionnait de manière nominale jusqu'à presque 11 000 mètres. »

Portrait de Jérémie Morizet et Tim Macdonald dans un sous-marin, souriant et levant leurs pouces
Jérémie Morizet et Tim Macdonald descendant à une profondeur de 10 806 mètres © Tim Macdonald

Fabrice Del Taglia : « Tu as évoqué le bathyscaphe, revenons encore en arrière. Quelque chose me frappe, c'est que l'histoire des sous-marins a commencé il y a très longtemps, bien plus longtemps que les engins spatiaux - je pense notamment au Nautilus construit par l’américain Robert Fulton pour Bonaparte en 1800, et on considère, je crois, que le premier sous-marin à moteur est le Plongeur, en 1863 -, donc bien avant les avions et les fusées, et pourtant, les sous-marins paraissent aujourd’hui bien moins développés et répandus que les avions pour un usage de loisirs. Ça semble continuer d'être plus compliqué, plus rare, un peu plus exceptionnel d'aller dans les grandes profondeurs que dans l'espace. Est-ce qu'il y a une explication à ça ? »

Jérémie Morizet : « Je pense que la difficulté technique ne se situe pas nécessairement au même niveau. Il est beaucoup plus difficile de lancer une fusée que de déployer un engin à la mer, même si déployer un engin à la mer, ça nécessite beaucoup de compétences, de savoir-faire et des moyens très lourds. Mais on a besoin de beaucoup moins d'énergie. Sur une fusée, on a peut-être besoin de moins de résistance des matériaux sur la partie lancement à proprement parler, et une fois dans l'espace, on lutte simplement contre le vide. Avec les submersibles, et en particulier les submersibles grands fonds, le « lancement » est peut-être plus simple, mais une fois à la profondeur de travail, on lutte contre des pressions absolument phénoménales et donc là, on fait intervenir des matériaux extrêmement résistants comme le titane, ou des épaisseurs d'acier qui sont extrêmement fortes pour pouvoir résister à la pression. Donc les engins spatiaux et les engins sous-marins doivent répondre à des contraintes qui ne sont pas les mêmes. Quant au développement de l'exploration spatiale versus le développement de l'exploration sous-marine, je pense que c'est avant tout lié au fait qu’on rêve peut-être plus au spatial qu'au monde sous-marin. On arrive aussi à embrasser beaucoup plus facilement l'étendue de l'espace à travers les télescopes. La science et le public sont beaucoup plus friands d'exploration spatiale parce qu’on a beaucoup plus de facilité à se représenter l'espace. On a, dans l'eau, une visibilité de quelques mètres seulement, alors qu’on peut contempler des galaxies à plusieurs centaines, voire milliers, d'années-lumière. Néanmoins, on note un engouement de plus en plus fort pour l'exploration sous-marine. J'espère que ça va continuer, mais c'est un monde qui est très mal connu puisque c'est un monde qu'on ne voit pas, et c'est peut-être là l'intérêt futur d'une certaine forme de tourisme sous-marin. Il faut peut-être qu'on en passe par là pour stimuler le développement scientifique, l'exploration sous-marine et il en découlera une meilleure prise en charge de la protection des océans. »

Fabrice Del Taglia : « Il me semble qu’une grande partie du public a découvert l'existence même d'un tourisme sous-marin des profondeurs à l'occasion de la tragédie du Titan, en 2023, où 5 personnes ont trouvé la mort en tentant de plonger sur l'épave du Titanic. Et ce n'était pas une plongée scientifique à ce moment-là, même si un chercheur se trouvait aussi à bord. Est-ce que tu as le sentiment que cet accident est une anomalie, due au risque inconsidéré pris sur le submersible utilisé, ou est-ce que c'est le juste reflet du niveau très élevé de risques que présente cette activité, y compris touristique ? »

Jérémie Morizet : « Je pense que c’est vraiment une anomalie technique, qui est liée à une volonté d'innovation un peu trop forte du fondateur de cette compagnie, qui a voulu, à mon sens, faire une sorte de concept-car du sous-marin d'exploration ; c'est quelqu'un qui se vantait pendant un temps d'avoir un sous-marin qui était tellement novateur qu'il ne pouvait être certifié par personne, puisqu'il ne rentrait dans aucune case. Il me semble qu’il venait de l'aéronautique, milieu dans lequel on utilise beaucoup de matériaux très légers comme le carbone, qui résistent très bien à la traction mais pas assez à la compression, et il a amené beaucoup d'ingénieurs du monde de l'aéronautique, qui se sont mêlés de conceptions d'engins sous-marins, et auxquels manifestement il manquait quelques règles. C'est évidemment une issue dramatique, mais cet épisode ne reflète pas du tout le niveau de sécurité qu'il peut y avoir dans le monde des submersibles. C'est un monde qui est très encadré, dans lequel les fabricants font les choses très sérieusement, où il y a des organismes de certification extrêmement pointilleux. Et toutes les sociétés qui exploitent ce genre d'engins suivent scrupuleusement les recommandations de ces bureaux de certification. C’est un monde aussi où on désassemble tous les 5 ans, jusqu'à la dernière pièce, son sous-marin, afin d'être sûr qu'il n'y ait pas d'altération du système ou de dérive des composants. Dans le cas du Titan, on était loin de ce schéma. Déjà, c'est un sous-marin qui a, en conscience, voulu casser un certain nombre de règles fondamentales de fabrication des submersibles : sortir de la forme de la sphère pour en faire cette espèce de suppositoire allongé, forme qui résiste beaucoup moins bien à la pression ; introduire des matériaux hybrides dans la conception de cet habitacle - la règle, c'est plutôt, si on part sur du titane par exemple, d'utiliser du titane et rien que du titane pour tous les composants, de telle sorte que l'ensemble de la déformation soit uniforme sur tout l'habitacle et ne pas avoir une pièce qui va se déformer plus qu'une autre et éventuellement conduire à l'implosion. Alors que là, on avait un corps en fibre de carbone et le côté en titane. »

Fabrice Del Taglia : « Sur les plongées beaucoup moins profondes, mais touristiques, il peut arriver qu'il y ait des accidents à très faible profondeur, que tu assimilerais aux accidents que peut avoir un navire, finalement ? »

Jérémie Morizet : « Oui il y a eu un incident récemment, mais on sort du submersible de très grand fond. On parle de petits sous-marins de poche qui peuvent aller relativement profond, avec le concept de la sphère méthacrylate transparente, qui descendent jusqu'à, je crois, quasiment 4 000 mètres. Donc on arrive aujourd'hui à faire des choses très impressionnantes. Sur l’incident dont on parle, il s’agit plus d’une espèce de mini sous-marin qui emmène des gens par faible profondeur, dans la zone photique, la zone où la lumière pénètre, voir des récifs coralliens ou des épaves, pour une petite balade de quelques heures. Je n'en connais pas bien la conception, mais bien évidemment il peut y avoir des accidents comme pour n'importe quel type de véhicule. »

Fabrice Del Taglia : « Je crois savoir que Pierre-Henri Nargeolet, un grand explorateur sous-marin français, qui était justement à bord du Titan, n'était pas vraiment favorable au développement d'un tourisme des profondeurs, mais le jugeait, je crois, une sorte de mal nécessaire, en tout cas de moyen, pour aider à financer des expéditions scientifiques. Penses-tu que le développement éventuel d'un tourisme sous-marin, de faible ou de grande profondeur, peut aider dans le futur, d'une part la recherche, d'autre part, et peut-être surtout, la protection des grands fonds ? On dit toujours qu'on protège ce qu'on connaît : est-ce que, plus on connaîtra les grands fonds, plus on aura envie de les protéger, sachant qu'aujourd'hui ils sont quand même extrêmement menacés, je pense notamment aux velléités d'exploitation minière ? »

Jérémie Morizet : « Pour sensibiliser le public, il faut que celui-ci connaisse le sujet. Il est difficile d’avoir de l’amour, d’être sensible, pour quelque chose qui reste du domaine de l'abstrait. Or, on ne voit pas les grands fonds, on ne les connaît pas et on ne peut que se les représenter de manière très approximative, à travers la filmographie existante, les histoires de sous-marins, etc. Donc en effet le développement d'un tourisme sous-marin peut, dans une certaine mesure, contribuer à cette sensibilisation. Je constate en tout cas que, depuis quelques années, il y a un fort développement des petits sous-marins d'exploration et des bathyscaphes, sous l'impulsion, entre autres, du yachting. On a vu, ces dernières années, les riches de ce monde se procurer des sous-marins de poche, pour aller les mettre à côté du jet ski et des autres « jouets » sur le pont arrière des navires. »

Fabrice Del Taglia : « Est-ce qu’on peut imaginer une démocratisation de cette tendance sur le long terme, disons d’ici à 2075 puisque tel est notre horizon ? Ces sous-marins sont bien sûr extrêmement chers aujourd’hui, au moins 2 millions d’euros, mais sur le long terme, est-ce qu’on peut considérer qu’un jour on louerait ou on posséderait un tel sous-marin comme on loue un 4x4 pour parcourir la Namibie ? » 

Jérémie Morizet : « Même à long terme, je ne pense pas. Car piloter un engin sous-marin dans un contexte aussi dangereux, je pense que ça demande quand même beaucoup de compétences qui prennent des années à acquérir. Car c’est un milieu où il est très difficile de se guider, contrairement à la surface où on peut compter sur un système GPS, ou sur l'optique, et être secouru facilement. Quand on est dans l'eau, on n’a pas toutes ces facilités et on est soumis à de très grands dangers. On risque de se perdre, on risque l'implosion si on se rate sur la profondeur de travail parce qu'on ne s'aperçoit pas  qu'on descend trop profond, on risque les collisions. Donc cela nécessite beaucoup d'entraînement, de formation et je ne vois pas les choses se démocratiser au sens où je ne vois pas les gens pouvoir s'acheter un sous-marin de loisirs et aller en faire le dimanche avec ses amis. En revanche, il y a déjà, à travers le monde, un certain nombre de centres qui organisent des visites en submersible, en général par faible profondeur, mais qui se développent et qui vont tenter d'atteindre des fonds de plus en plus importants. Mais il va y avoir une limite. Technique déjà, parce qu'il ne va pas être possible de concevoir des équipements avec des habitacles aussi grands pour aller par grande profondeur, le risque sera trop grand. Mais par petites profondeurs, jusqu'à quelques centaines de mètres, on peut s'attendre à avoir un certain développement du tourisme sous-marin. Il s’agit de zones où il y a beaucoup de choses à voir puisqu’on a encore de la visibilité, de la lumière qui pénètre, des écosystèmes qui sont beaucoup plus foisonnants qu’à de grandes profondeurs. Peut-être le domaine de l'exploration ultra-profonde se tournera-t-il un jour vers les touristes, mais pour l'instant, je pense qu'il y a encore beaucoup trop de contraintes techniques. Et puis il y a un certain pan du champ de l'exploration qu'il faut laisser pour le moment aux scientifiques. Les très grands fonds, c'est quelque chose qui est très mal connu, ce n'est pas le moment aujourd'hui d'envoyer des gens qui vont aller y faire n'importe quoi. Certes on pourrait encadrer les pratiques, mais ça va demander quelques années. »

Fabrice Del Taglia : « Le tourisme sous-marin et le tourisme spatial – qui fait l’objet de l’un de nos chapitres - semblent avoir beaucoup de similitudes. D'ailleurs, pour l'anecdote, notre nouvel astronaute français, Arnaud Prost, a passé deux ans à la COMEX : il serait, à ma connaissance, le premier astronaute venant, en quelque sorte, du milieu de la plongée. Mais j'ai l'impression qu'il y a aussi une différence : c’est le fait qu'aujourd'hui, le tourisme spatial est souvent stigmatisé pour son empreinte environnementale - son empreinte carbone liée au lancement et la pollution par les débris spatiaux – alors qu’on n’en parle pas concernant les plongées en sous-marin, qu’il s’agisse d’émissions de gaz à effet de serre, de déchets, etc. Est-ce justifié ? »

Jérémie Morizet : « Une plongée en submersible, ça a un impact environnemental relativement important. Envoyer un bateau à la mer – et un bateau suffisamment gros pour pouvoir accueillir le système de mise à l'eau et de récupération, l'engin lui-même, l’équipage, etc. -, cela pollue : on parle de bateaux qui font entre 70 et 130 mètres, voire davantage. Et même si les fabricants de bateaux tentent aujourd’hui de construire des navires plus responsables, les navires polluent quand même beaucoup, donc il faut qu'il y ait derrière un enjeu scientifique, pour compenser cette dépense. Chaque fois qu'on plonge, on découvre de nouvelles espèces, de nouveaux processus physicochimiques. On est quasiment sûr, à chaque plongée, de découvrir quelque chose de nouveau, tant le milieu est peu connu, voire inconnu. Donc on peut se dire qu'il y a là une dépense, une empreinte écologique, qui devient acceptable au regard de ce que l'on génère. Si l’on fait le parallèle avec le tourisme des glaces, on a aujourd'hui des navires mixtes, qui embarquent des passagers mais qui ont aussi toute une infrastructure scientifique à bord, pour collecter de la donnée, aller faire des prélèvements et rendre la mission écologiquement viable, dans une certaine mesure. »

Fabrice Del Taglia : « En résumé, en 2075, un développement raisonnable du tourisme sous-marin te paraît-elle envisageable ? » 

Jérémie Morizet : « Je le pense, mais ce sera encore probablement le privilège de quelques touristes fortunés. Mais peut-être certains fabricants de submersibles de grands fonds vont-ils sortir des modèles capables d'embarquer beaucoup de monde à très grande profondeur. »

 

L'avis de Nomade Aventure

Quand on a, comme moi, tout juste passé un baptême de plongée il y a 30 ans, et qu’on a encore une légère appréhension à mettre la tête sous l’eau, la perspective d’un « voyage sous-marin » à grande profondeur est, sans conteste, le « voyage d’aventure ultime ». Plus encore que dans l’espace (même si je n’en suis pas davantage capable).

Mais c’est surtout la difficulté (bien plus grande que pour le tourisme spatial) à identifier des études, des sources, des contributeurs, pour nourrir cette réflexion, qui me paraît un indice que le tourisme sous-marin (si l’on exclut évidemment la plongée classique avec bouteilles) est encore une quasi terra incognita

Ma réflexion sera donc (encore) plus modeste que dans les autres chapitres.

Rappelons tout d’abord des chiffres souvent cités : si les mers et océans recouvrent 70,8% de la surface du globe, 95% de leur volume d’eau demeureraient inexplorés, et même 99% du plancher océanique. Les trois quarts des espèces vivantes seraient encore inconnues. Et cela, que ce soit à relativement faible profondeur (la zone mésophotique, entre 30 et 200 mètres) comme dans les très grands fonds.

Or, comme le rappellent aussi bien Jérémie Morizet (voir son interview dans le même chapitre) que l’exploratrice, et cofondatrice des expéditions « Under the Pole », Emmanuelle Périé-Bardout, « le problème des océans, c’est qu’on ne les voit pas. C’est d’autant plus vrai lorsqu’on descend dans les profondeurs. (…) Si vous voyez la forêt amazonienne brûler, vous comprenez le danger pour les écosystèmes. Il se passe la même chose sous l’eau : des incendies, de la pression anthropique, du chalutage profond… ». D’où, bien sûr, l’impératif vital de réaliser des missions scientifiques mais aussi d’en diffuser largement les résultats auprès du grand public par des publications, des documentaires, etc.

Mais, comme pour le tourisme animalier dont je disais (dans le chapitre « À bord de l'Arche de Noé - En 2075, le tourisme animalier sera-t-il encore possible ? ») qu’il pouvait être un puissant levier de protection de la faune, le tourisme sous-marin peut-il avoir ce pouvoir pour nos océans ? 

Ce n’est manifestement pas la même chose, tant les obstacles techniques et financiers à son développement sont importants.

J’ai, certes, découvert à l’occasion de l’étude de ce thème, le projet « Capsule » mené dans le cadre de Under The Pole : un cylindre de 3,20 mètres de long pour 1,5 mètre de diamètre, pouvant héberger 3 personnes (les passionnés d’espace pourraient croire qu’on parle d’une capsule Mercury – pour les dimensions – ou Apollo – pour la capacité d’accueil !), pendant 3 jours, à quelques dizaines de mètres de profondeur. Après l’immersion de la Capsule I en 2021 en Polynésie, la mise à l’eau d’une nouvelle version, Capsule II, est prévue en 2026. Mais il s’agit pour l’instant, bien sûr, d’expéditions scientifiques, : avant que de telles capsules soient largement démocratisées et permettent à des touristes de passer quelques jours immergés dans l’océan, il faudra des années… ou des décennies. Mais à l’horizon de 2075 qui est le nôtre, pourquoi pas ? 

Il existe un projet, comparable à certains égards, encore plus ambitieux : le bien nommé projet DEEP, actuellement en construction en Grande-Bretagne, qui vise à établir des habitats sous-marins où il serait possible de passer 28 jours à 200 mètres de profondeur. Pas encore un lieu de villégiature pour autant : les promoteurs de DEEP eux-mêmes sont conscients que les occupants devront avoir des capacités d’adaptation et bénéficier de formations dignes de celles des astronautes (encore). Donc pas encore pour monsieur ou madame-tout-le-monde.

Modélisation 3D d'un module sous-marin au fond de l'eau, posé au sol. Le module a de nombreux hublots, et on peut voir des personnes aux fenêtres.
Module Sentinel de Deep © Deep

Reste les sous-marins et bathyscaphes. On le sait peu, mais il existe déjà des submersibles capables d’emmener à de grandes profondeurs, non seulement des chercheurs ou ingénieurs, mais aussi de simples touristes. C’est ce que propose en particulier le pionnier et leader de ce secteur de pointe, l’entreprise américaine Triton Submarines, créée en 2008 par Patrick Lahey. Équipés de confortables fauteuils et de vastes parois en acrylique hyper résistantes, certains de ses appareils peuvent emmener jusqu’à 48 personnes à 100 mètres de profondeur pendant 14 heures pour le « Triton Deepview », ou 7 personnes jusqu’à… 500 mètres de fond pour le « Triton 1650/7 ». Cela presque sans impact direct sur l’environnement (pour la plongée elle-même, du moins, car la mise à l’eau nécessite encore souvent de lourds moyens). Mais, au rythme de quelques exemplaires sortis d’usine chaque année, à des prix allant de 4 à… 40 millions de dollars, la démocratisation du secteur risque de se faire attendre. Pour autant, notre lecteur (aisé) de 2075 prendra peut-être aussi couramment place à bord de l’un de ces sous-marins, comme certains montent aujourd’hui à bord d’un 4x4 découvert pour partir en safari ! Rendez-vous dans 50 ans à la rubrique « sous la mer » du site web (si cela existe encore, ou l’équivalent) de Nomade Aventure

Sous-marin Triton de Deepview
Sous-marin Triton DeepView © Triton Submarines LLC