"Écotourisme et biodiversité : espoirs et limites", table ronde animée par Marc Mortelmans

"Voyage et réciprocité : comment avoir un impact positif ?", interview de Marine Calmet par Marc Mortelmans

Le tourisme animalier en 2075

Depuis des siècles, les humains voyagent pour découvrir, admirer, interagir, comprendre, capturer ou tuer la vie sauvage. Qu’il s’agisse de safaris en Afrique, de visites de zoos exotiques ou marins, la baignade avec les dauphins ou les balades à dos d’éléphants, la pêche au gros ou la chasse aux trophées, le tourisme animalier occupe une place importante dans l’imaginaire collectif du voyage.

Pourtant, derrière ces expériences souvent présentées comme magiques se cachent des pratiques peu compatibles avec le respect des animaux, de leur bien-être et la préservation des espèces sauvages. Ces dernières années, la prise de conscience s’est accélérée et permet l'émergence d'un modèle plus raisonné et éthique. Entre fascination et responsabilité, le tourisme animalier est donc à un tournant. Où en sera-t-il dans 50 ans ? 

La vision d'un équilibre parfait entre le respect de la faune et sa découverte est celle qu'on peut attendre de l'évolution du tourisme animalier dans les 50 prochaines années.

Actuellement coexistent le modèle à réinventer du tourisme animalier traditionnel (I) et un début de tourisme éthique (II). Dans un avenir idéal, le tourisme animalier ne serait plus qu'un vecteur de relation respectueuse et de compréhension entre l’humain et la faune (III). Les revenus générés par ce tourisme seraient directement réinvestis dans des projets de conservation ou de perfectionnement de la cohabitation harmonieuse entre l’humain, l’animal et la nature.

Les communautés locales deviendraient des partenaires essentiels (IV) de cette visionEt l'harmonie des relations touristiques faune/humain serait assurée par des politiques et des régulations internationales (V).

I. Les dérives du tourisme animalier traditionnel : un modèle à réinventer

Même si un début de prise de conscience apparaît, l’animal a toujours été considéré par la très grande majorité des humains et par les lois comme un objet ou une propriété de l'homme qui pouvait en tirer profit quelle que soit sa souffrance. Ainsi, pendant longtemps, la rencontre avec la faune sauvage n'était que spectacle et divertissement. Dans ce contexte, les dérives du tourisme animalier traditionnel sont nombreuses, désastreuses et souvent invisibles aux yeux des voyageurs, happés par l’exotisme et l’expérience immersive.

L’une des pratiques les plus contestées est celle des balades à dos d’éléphants en Asie. Ces attractions touristiques se font au prix d'un dressage brutal qui vise à briser leur esprit et leur résistance. Enchaînés, enfermés, ces animaux majestueux sont privés de leur liberté, contraints de transporter des nacelles de touristes jour après jour, dans des souffrances intolérables ; malgré l’ampleur du phénomène, les voyageurs restent souvent aveugles ou indifférents à leur souffrance.

Les selfies avec des tigres ou autres animaux sauvages captifs sont une autre dérive courante. Ces félins, souvent drogués ou maltraités pour rester calmes, sont réduits à des accessoires vivants pour les photos, sans aucun respect pour leur bien-être.

Les spectacles marins, où dauphins et orques sont forcés de performer pour divertir le public, sont également des pratiques de plus en plus décriées. Ces animaux, créatures sociales et intelligentes dont l'aire de déplacement est immense, souffrent de la captivité :  stress chronique induisant des comportements anormaux, maladies... L’impact psychologique et physique de la captivité est largement documenté, mais les profits générés par ces attractions continuent de nourrir le modèle économique.

D’autres formes de tourisme animalier sont tout aussi problématiques, comme les fermes à crocodiles, les promenades à dos de chameaux, ou encore la chasse en captivité de lions, qui sont élevés spécifiquement pour être tués par des touristes. Ces pratiques visent à offrir une illusion de nature sauvage mais reposent sur des modèles d'exploitation commerciale, où l'animal est réduit à un produit de consommation.

II. Une prise de conscience mondiale : un tournant vers un tourisme plus respectueux

L’évolution des mentalités a amorcé un tournant décisif pour le tourisme animalier. Ce changement de paradigme a été impulsé par des organisations non gouvernementales, des scientifiques, des défenseurs des droits des animaux et des consommateurs éclairés.

Les campagnes de sensibilisation, menées par des ONG comme World Animal Protection, Born Free Foundation ou PETA, ont joué un rôle essentiel dans la prise de conscience collective.  Des enquêtes dévoilant les conditions de vie des animaux captifs ou utilisés pour « enrichir » l'expérience du touriste, diffusées à travers des documentaires percutants et des témoignages poignants, ont permis de sensibiliser des millions de personnes à l’impact de leurs choix de voyage.

Un exemple marquant est le documentaire Blackfish (2013), qui a révélé les conditions de captivité des orques dans les parcs marins. Cette œuvre a provoqué un véritable changement dans l'opinion publique, entraînant une chute de fréquentation de ces parcs et un réexamen de la captivité des cétacés. Ce phénomène a illustré le pouvoir des médias et des réseaux sociaux pour sensibiliser rapidement un large public et provoquer un changement de comportement.

En parallèle, les attentes des consommateurs ont évolué.  Selon une étude menée par Booking.com en 2022, plus de 70% des voyageurs se déclarent désireux de réduire leur empreinte écologique et d’avoir un impact positif sur la faune et les communautés locales.

En réponse à cette demande croissante pour un tourisme plus éthique, des acteurs majeurs de l’industrie du voyage ont commencé à revoir leurs pratiques. 

Des entreprises comme TripAdvisor, Expedia ou Airbnb ont commencé à exclure de leurs plateformes certaines attractions touristiques non conformes au respect des animaux. De plus en plus de tours opérateurs s’efforcent de proposer des alternatives respectueuses de la faune, comme des safaris éthiques ou des programmes de conservation. Ainsi, l’industrie du voyage se réinvente sous le signe de la durabilité et du respect du vivant.

Ce tourisme éthique bénéficie également de l’émergence de labels et certifications qui garantissent que les entreprises touristiques respectent des critères stricts en matière de bien-être animal et de durabilité (par exemple des ONG comme MIRACETI en France, Wildlife Friendly Enterprise Network ou Fair Trade Tourism ). Ces certifications aident les voyageurs à faire des choix éclairés et à soutenir les initiatives responsables.

III. Le tourisme éthique et immersif : une nouvelle forme de voyage responsable

Ainsi se profile l'image de ce que pourrait être le tourisme dans les décennies à venir : une rencontre avec la faune d'autant plus riche et source d'émotions qu'elle serait respectueuse et contribuerait à la conservation des espèces et des habitats avec l’implication des communautés locales.

Les sanctuaires animaliers jouent un rôle clé dans ce modèle (même si les « faux sanctuaires » pullulent en parallèle et que le discernement est crucial). Contrairement aux zoos ou parcs d'attractions, qui exhibent des animaux en captivité pour des fins de divertissement, les sanctuaires offrent un environnement sécurisé et naturel où les animaux peuvent être soignés, réhabilités et, dans certains cas, réintroduits dans la nature. Ces lieux accueillent souvent des animaux rescapés de la maltraitance, du braconnage ou de la captivité. Certaines fondations en Thaïlande permettent par exemple aux visiteurs de rencontrer des éléphants qui ont été sauvés et de participer à leur quotidien et leurs soins tout en suivant des règles strictes pour garantir leur bien-être.

Un autre aspect important de ce tourisme est l’observation des animaux dans leur habitat naturel. Le tourisme immersif offre des rencontres où les animaux ne sont pas contraints ou manipulés. Les safaris éthiques, par exemple, permettent aux voyageurs de voir des animaux dans leur milieu naturel, sans les déranger ; ces safaris sont menés par des guides formés. Les voyageurs peuvent ainsi réaliser la majesté de ces animaux sauvages en liberté dans leur milieu naturel tout en apprenant des informations cruciales sur les espèces, leur écologie et les menaces qui pèsent sur elles.

Parallèlement, les sciences participatives s'invitent dans le tourisme éthique : ONG et scientifiques (biologistes, éthologues et même les équipes de chercheurs des universités) proposent aux touristes d'aider au contenu et au financement de leurs travaux de recherches et de préservation tout en  découvrant la faune sauvage.

Femme nageant avec des dauphins
Dauphins dans le lagon de Sataya - Égypte © Subphoto/stock.adobe.com

IV.  Enjeux pour les communautés locales et la conservation : un modèle gagnant-gagnant

Les communautés locales sont les premières à être confrontées aux menaces qui pèsent sur la faune, qu’il s’agisse du braconnage, de la déforestation ou du conflit homme-animal.

Associer ces populations à la gestion des sites touristiques et aux projets de conservation peut leur apporter une source de revenus stable, une formation professionnelle et une protection accrue des espaces naturels. Le modèle d'écotourisme communautaire a démontré son efficacité dans de nombreux endroits permettant aux habitants de bénéficier directement des retombées économiques du tourisme tout en jouant un rôle de gardiens des territoires.

Un exemple frappant est celui du Rwanda : plutôt que de voir les gorilles comme une menace ou un obstacle à l’agriculture, les communautés ont été impliquées dans la protection de ces primates. Les revenus générés par les permis de visite sont partiellement redistribués aux villages voisins. Cette approche a permis non seulement d'assurer la protection des gorilles, mais aussi de réduire les conflits entre les humains et la faune, en offrant des alternatives économiques viables à la chasse illégale et à la coupe de bois.

Cependant, ce modèle ne peut être efficace que si les autorités locales et les organisations internationales accompagnent les communautés dans la gestion des ressources naturelles. Des partenariats publics-privés permettent de garantir que les bénéfices du tourisme animalier sont partagés de manière équitable et réinvestis dans des projets de conservation à long terme.

V. Le rôle des politiques et des régulations internationales : encadrer pour protéger

Ce modèle de tourisme idéal ne peut être obtenu que si des politiques et des régulations internationales sont mises en place. Des accords comme la Convention sur le commerce international des espèces menacées de faune et de flore sauvages (CITES) ont permis de renforcer les lois contre le braconnage et le commerce illégal d’animaux sauvages.

Le cadre juridique du bien-être animal est essentiel pour la mise en œuvre à l'échelle mondiale d'un tourisme animalier responsable. La mise en place de normes de bien-être animal universelles permettrait de garantir que les pratiques touristiques respectent des critères éthiques et humanitaires partout dans le monde et supprimerait la délocalisation des pratiques de maltraitance.

Les partenariats internationaux sont également essentiels dans cette optique, des organisations comme l'Organisation mondiale du tourisme (OMT), l’Unesco et des associations environnementales internationales proposent des directives et des recommandations aux gouvernements et aux entreprises touristiques pour les aider à intégrer la durabilité et la conservation dans leurs pratiques.

Dans ce contexte, les labels et certifications (comme Green Globe ou EarthCheck) jouent un rôle central pour guider les consommateurs vers des choix de voyage éthiques.

Les politiques doivent également veiller à réduire l'empreinte écologique du tourisme animalier en encourageant des pratiques comme les transports durables, l'optimisation de l’utilisation des ressources et la réduction des déchets générés par les voyageurs.

Ainsi, une volonté politique et un cadre juridique robuste sont indispensables pour garantir la transition vers ce tourisme animalier éthique et durable qui pourrait être le seul pratiqué à l'horizon 2050.

Conclusion et perspectives d’avenir : un tourisme animalier en harmonie avec la nature

Pour les décennies à venir, la question sera de renforcer la dynamique qui se profile. Ainsi, par une redéfinition de notre relation à la nature, la conservation et le bien-être animal occupent une place centrale dans l'avenir du tourisme animalier. 

En favorisant cette conception du tourisme, nous avons la possibilité de laisser un héritage précieux pour les générations futures et de garantir la survie des espèces sauvages pour les années à venir. Il en va de la survie des espèces, de notre humanité et de notre capacité à cohabiter avec l’ensemble du vivant, qui comme l’humain, est fragile et sensible.

Serengeti

« Bonjour Gaël, et bienvenue dans le parc national du Serengeti ! Il s’étend sur 14 763 km² et est prolongé au sud-est par l’aire de conservation du Ngorongoro, qui mesure 8 288 km², ce qui donne une surface totale de 23 051 km² totalement livrée à la faune sauvage. D’ailleurs Serengeti signifie « plaines infinies » en langue masaï. On peut donc y observer 1 600 000 gnous, 470 000 gazelles d’es­pèces variées, 260 000 zèbres, 180 000 antilopes également d’espèces variées, plus de 100 000 buffles… »

— Stop, Nomade. Tu vas me dénombrer la liste de tous les animaux du parc ?

« Tu ne m’as pas spécifié ce que tu désirais voir. Alors en attendant, je fournis des informations. »

— OK, Nomade, mais laisse-moi d’abord consulter ma famille.

« Je t’en prie, Gaël. »

Gaël détache ses yeux de la vaste plaine herborée, parsemée de buis­sons, d’arbustes et d’acacias tortueux, où s’ébattent des milliers d’animaux (il distingue même des éléphants au loin), pour les poser sur sa femme Janine. Elle promène un regard un peu ébahi parmi cette faune incroyable, et hoche parfois brièvement la tête – signe qu’elle aussi écoute Nomade, l’IA qui leur a organisé ce périple et leur sert de guide. Quant à leurs deux enfants, Erwann (8 ans) et Noémie (7 ans), ils courent déjà de-ci de-là en braillant, cherchant à s’ap­procher des animaux qui les évitent. Eux n’écoutent pas Nomade, ils sont loin d’avoir l’âge légal pour recevoir un implant neuronal.

— Les enfants, les apostrophe Gaël, cessez de gesticuler et venez ici ! Nomade nous demande ce qu’on veut voir.

— Les lions ! Je veux voir les lions ! s’écrie Erwann.

— Et moi les tigres ! renchérit Noémie en trépignant.

« Il n’y a pas de tigres au Serengeti, précise Nomade dans la tête de Gaël. On n’en trouve qu’en Asie. Il y a des lions, des guépards et des léopards, ainsi que des hyènes et des chacals… »

— D’accord Nomade, d’accord. Il n’y a pas de tigres ici, ma chérie, annonce-t-il à sa fille. Pour voir des tigres, il faut aller en Asie.

— Alors on va en Asie !

— Non, Noémie, intervient Janine, arrachée à sa contemplation. On a payé pour le Serengeti, on y est, on ne va pas tout annuler maintenant. L’Asie, ce sera une autre fois.

La mine boudeuse, Noémie shoote dans une motte de terre qui dégorge aussitôt une armée de minuscules fourmis orangées, ce qui la fait reculer avec un petit cri d’effroi.

— Moi je veux voir des lions attraper une gazelle, précise Erwann.

— Hum, je ne suis pas sûre que ce soit de ton âge, tergiverse Janine. Nomade ? Est-ce qu’Erwann peut voir des lions attraper une gazelle ? (Elle écoute, penchant un peu la tête.) Bon, en principe c’est un spectacle interdit aux moins de 12 ans, mais Nomade nous laisse apprécier ton niveau de sensibilité. (Elle se tourne vers son mari.) Qu’en penses-tu, chéri ?

— Eh bien…

— Steuplaît p’pa, steuplaît !

— Bon, d’accord, cède Gaël avec un soupir, mais seulement de loin, alors.

« Deux cents mètres », propose Nomade. Gaël acquiesce en mode subvocal.

En quête de la scène, il balaie de nouveau la plaine du regard, où des myriades de gnous, zèbres, buffles, gazelles et antilopes paissent tranquillement les hautes herbes jaunies ou font la sieste à l’ombre grêle d’un acacia. Il revoit au loin la harde d’élé­phants qui marche majestueusement, menée par la matriarche vers une desti­na­tion inconnue. Soudain l’un d’eux – un petit – clignote et disparaît.

Gaël bat des paupières, ébahi, puis scrute les éléphants, les yeux plissés. Est-ce que cette femelle n’avait pas un éléphanteau qui la suivait il y a un instant ? Il n’en est plus très sûr. Peut-être que l’animal a bougé, et les ondes de chaleur dans l’air lui ont troublé la vue…

— Là p’pa, là-bas ! crie Erwann, le bras tendu.

Gaël porte son regard sur ce que lui montre son fils : une antilope impala mâle, aux longues cornes annelées en forme de S, en train de brouter un fourré qui a l’air parti­culièrement délicieux, à l’écart de ses congénères. La tête dans le feuillage, elle ne voit pas les quatre lionnes à quelque distance, qui se tapissent dans les broussailles et rampent dans les hautes herbes en formant un arc de cercle.

« Habituellement ce sont les lionnes qui chassent, les mâles se contentent de sur­veiller que tout se passe bien, explique Nomade à Gaël. Cette chasse en plein jour est très rare, les lionnes préfèrent chasser à l’aube ou au crépuscule, voire la nuit, car les impalas ont une mauvaise vision nocturne. »

Gaël répète le commentaire à son fils, qui ne l’écoute pas et le tire par la manche.

— Viens p’pa, on s’approche !

— Non, c’est interdit, il ne faut pas les déranger.

— Moi j’ai peur des lions, geint Noémie qui se réfugie dans les jambes de sa mère.

Tenant Erwann contre lui pour l’empêcher de s’échapper, Gaël observe la scène. De hautes herbes en buissons, les lionnes ont rampé jusqu’à une vingtaine de mètres de l’impala quand l’oiseau pique-bœuf en train de picorer sur son dos s’envole soudain en poussant un cri strident. L’antilope redresse vivement la tête, alarmée – trop tard : les lionnes bondissent en une synchronisation parfaite. Leur proie détale en zig-zags assortis de grands bonds, mais les lionnes la cernent par l’arrière et les flancs. Tout à coup s’interpose un gros buffle noir, tête baissée et cornes en avant, soufflant toute son agressivité par ses naseaux.

Et là, il se passe quelque chose de bizarre.

Lionne prête à bondir sur un buffle. Lumière de fin de journée.
Lionne devant un buffle d'Afrique - Tanzanie © ThePP66/stock.adobe.com

Tout d’abord, les lionnes ne semblent faire aucun cas du buffle, pour­suivent leur chasse opiniâtre. L’une d’elles lui fonce carrément dessus (elle va se faire éventrer, craint Gaël) – et passe à travers. Comme si le buffle était devenu inconsis­tant, tel un fantôme. Il reste figé dans sa position défensive, tandis que der­rière lui une lionne bondit sur la croupe de l’impala et la projette violemment à terre, aussitôt rejointe par ses congé­nères.

— Bon sang, Janine, tu as vu ça ? demande Gaël à sa femme.

Mais Janine n’a rien vu. Tournant le dos à la scène, elle intéresse Noémie à autre chose : deux girafes en train de brouter un acacia non loin de là. Gaël se penche alors sur Erwann en train de scruter la mise à mort de l’antilope, bouche bée, les yeux écar­quillés.

— Erwann, tu as vu le buffle ?

— Non p’pa, c’est quoi un buffle ?

Gaël se frotte les paupières, puis cherche le ruminant des yeux, mais il n’est plus là. Il a dû se fondre dans ce vaste méli-mélo de troupeaux qui peuple la plaine. Quelques zèbres et gnous observent avec stoïcisme l’égorgement de l’impala par les lionnes, puis l’encombrant transport du cadavre vers une petite éminence où les attendent les mâles, lesquels seront les premiers à se servir, selon la hiérarchie du clan (précise Nomade dans la tête de Gaël).

— Justement, Nomade, tu n’as rien remarqué de bizarre ? Avec le buffle, il y a un instant ?

« Non, Gaël, qu’as-tu vu de bizarre ? »

— J’ai l’impression qu’une des lionnes est passée à travers le buffle.

« Cela peut être un brouillage de ta vision dû aux ondes de chaleur, ou à un défaut d’appréciation des distances. As-tu pensé à faire contrôler ta vue ? Medicare me signale en outre que tu es légèrement déshydraté ; pense à boire régulièrement, sinon tu risques de t’exposer à des vertiges ou des étourdissements. »

— D’accord, Nomade, je vais y penser.

« Que désires-tu observer maintenant ? »

— Attends, je demande à Janine. Janine ? Qu’est-ce que tu aurais envie de voir ?

— Eh bien… (Elle baisse les yeux sur sa fille, qui s’est lassée des girafes : accroupie dans l’herbe, elle sonde à l’aide d’une brindille la fourmilière qu’elle a shootée tout à l’heure, mais les fourmis demeurent invisibles.) Il paraît que le spectacle le plus impres­sionnant au Serengeti, c’est la grande migration des gnous… Oui, Nomade ?... Elle commence maintenant ? Super ! On peut la suivre ?

— La migration des gnous ? Oui, pourquoi pas ? opine Gaël.

« Quand vient la saison sèche, comme c’est le cas en ce moment, les gnous migrent en masse vers le cratère du Ngorongoro, où ils sont assurés de trouver de l’eau et des pâturages en abondance, explique Nomade. Ils sont accompagnés par des milliers de zèbres, buffles, gazelles et antilopes, c’est donc un immense troupeau de millions de têtes qui se déplace vers le massif du Ngoron­go­rongorognogrognogrogrrrorrrgrrr… »

— Nomade ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

Janine doit elle aussi avoir un problème de communication, car elle porte la main à son oreille en fronçant les sourcils.

— Qu’est-ce que tu entends ? s’enquiert Gaël.

— Je ne sais pas… (Elle secoue la tête.) Il y a eu comme des grésillements et des craquements parasites, puis une voix robotique qui a prononcé un genre de code, et maintenant j’entends une autre voix qui me parle du vêlage des glaciers de l’Antarc­tique… On est au Serengeti, pas en Antarctique !

Gaël s’apprête à exiger des explications à Nomade – qui s’est tue sur ses derniers grrr – quand Janine est brusquement secouée d’un grand frisson et resserre frileuse­ment sur elle sa légère saharienne.

— Et pourquoi il fait si froid tout à coup ? D’où vient ce vent glacial ?

— Tu sens un vent glacial ?

Gaël est stupéfait. Lui a plutôt chaud, il transpire même. Un clignement de l’œil droit affiche en vision haute devant sa rétine une tempé­rature de 35°C, une humidité de 28% et un léger vent de nord-ouest de 5 km/h.

— Maman ! appelle Noémie. Pourquoi je peux pas cueillir les fleurs ?

Toujours accroupie, la fillette essaie de cueillir des graminées quelque peu dessé­chées mais sa main balaie en vain les herbes, qu’elle rend floues en passant à travers. Janine se penche et tente de faire pareil, avec le même résultat. Elle amorce quelques pas dans l’herbe, qui ne s’écarte pas, ne s’écrase pas, la traverse simplement tel un holo­gramme flou.

Toute l’herbe autour d’eux est devenue fantômatique. Les buissons ne sont plus que des caricatures, tel un décor de dessin animé au vert criard.

En promenant autour de lui un regard effaré, Gaël réalise soudain :

— Où est Erwann ?

Le garçon n’est en vue nulle part. Caché dans les broussailles ? Ils l’appellent, en vain. Même Noémie s’y met.

— Erwann, ce n’est pas drôle ! se fâche son père. Reviens immédiatement !

— C’est dangereux ici ! renchérit sa mère. Il y a des lions, des panthères, des hyènes ! Des animaux féroces !

Mais Erwann ne réapparaît pas. Tout en continuant de l’appeler, ils se mettent à le chercher dans les fourrés – qui ont repris une apparence normale –, craignant de débus­quer quelque fauve ou serpent endormi.

— Bon, ça suffit, décide Gaël un moment plus tard. Nomade ? C’est quoi ce bordel ? Où est Erwann ?

« Lorem ipsum dolor sit amet, consectetur adipiscing elit. Sed non risus. Suspen­disse lectus tortor, dignissim sit amet, adipiscing nec, émet l’IA dans la tête de Gaël, une octave en dessous de son ton ordinaire. Maecenas ligula massa, varius a, semper congue, euismod non, mi. Proin porttitor, orci nec nonummy molestie… »

— Stop, Nomade, ordonne Gaël.

L’IA se tait – au moins, elle obéit encore à ses commandes.

— Gaël ! s’écrie Janine d’une voix tremblante. Regarde les gnous !

Les gnous se sont rassemblés en un immense troupeau, où se mêlent des zèbres, gazelles, buffles et autres herbivores, mais au lieu de s’ébranler en direction du sud-est comme ils le devraient, le troupeau se met à se retourner et à s’enrouler sur lui-même en une énorme et lente spirale – et cela dans un silence sépulcral, alors que les mar­tèlements de leurs sabots devraient résonner dans toute la plaine. Bientôt le centre est tellement compact que les animaux se fondent les uns dans les autres en un gloubi­boulga brunâtre, qui tend à devenir translucide et s’évapore peu à peu tel un nuage de poussière. Gaël, Janine et Noémie contemplent la scène, médusés.

À la fin, il ne reste plus un seul animal. Tous ont été engloutis dans ce majestueux maelström. Les lions, les éléphants, les girafes ont également disparu. Les buissons s’effacent un à un, les acacias se transforment en chicots blêmes et torses, les hautes herbes s’effritent en une pluie de pixels. La vaste et riche plaine du Serengeti n’est plus qu’un désert caillouteux, parsemé d’ossements, balayé par des torons de poussière, écrasé de chaleur sous un soleil implacable. La température affiche en vision haute un alarmant 56°C.

— Déconnexion, commande Gaël d’une voix tremblante, en ajoutant le code d’ur­gence : clin d’œil droit, œil gauche, œil droit.

Au moins son implant fonctionne encore, car il se retrouve soudain dans la HRoom de l’appartement familial – la pièce dédiée aux univers virtuels –, en compagnie de sa femme et sa fille, tout aussi aba­sourdis que lui.

Erwann, qui était assis dans un coin contre le mur capitonné, se relève d’un bond.

— Ah, vous êtes de retour ! Pourquoi j’ai été déconnecté ?

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demande Janine qui titube un peu.

— Un gros bug, pour le moins, suppose Gaël. Je vais essayer de contacter Nomade. Ils nous doivent des explications.

— Et nous rembourser, ajoute Janine, qui reprend peu à peu contenance.

— Tout à fait. Nomade ?

Un instant de silence, puis une voix – qui n’est pas celle de Nomade – résonne dans sa tête, et manifestement aussi dans celle de Janine :

« Ce n’est pas Nomade qui vous parle. Nomade a été piraté par le Front d’Inter­vention du Monde Réel. La dernière vision que vous avez eue du Serengeti correspond à la réalité actuelle de la région. Alors cessez de vous bercer d’illusions et de vous réfugier dans des reconstitutions factices. Rejoignez notre lutte et affrontez le monde réel, sinon c’est lui qui aura votre peau. Fin du message ».

 

L'avis de Nomade Aventure

Actuellement, 20% environ des clients de Nomade Aventure effectuent, avec nous, un voyage où l’observation animalière est l’activité principale : safari en Tanzanie, au Kenya, ou en Afrique australe, faune du Costa Rica, ours bruns des Asturies, gorilles au Rwanda et en Ouganda, orangs-outans à Bornéo, tortues géantes et iguanes marins aux îles Galápagos, tigres en Inde, faune arctique au Spitzberg et antarctique aux îles Falkland, lémuriens à Madagascar, dauphins en mer Rouge, le choix est vaste !

Touristes en 4x4 observant un lion - Parc national de Hwange - Zimbabwe © Bertrand Rieger

Le devenir de l’activité représente donc un enjeu crucial pour un tour opérateur comme Nomade Aventure. Or, des menaces considérables pèsent évidemment sur la faune, partout dans le monde ou presque : si la question de savoir si nous assistons déjà à la « sixième extinction » de masse des espèces (comparable par exemple à celle qui a vu la disparition des dinosaures) divise les scientifiques, il n’en est pas moins clair que les populations de très nombreuses espèces animales s’effondrent rapidement. Au moment même où l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) annonçait, le 21 août 2025, que les girafes ne constituaient pas une espèce (et 9 sous-espèces) mais quatre, on devait déjà déplorer que l’une d’elle (la girafe du nord) est en danger d’extinction, et rappeler que le nombre de girafes a diminué de 40% ces trente dernières années. Ces menaces sur la faune, et sur la biodiversité en général, sont de diverses natures : destruction des milieux naturels, surexploitation des ressources naturelles, trafic, changement climatique, pollution…

L’activité touristique a-t-elle une part dans cette pression, et/ou au contraire peut-elle jouer un rôle favorable à la protection de la faune ? Je renvoie à l’intéressante synthèse de Valérie Valton concernant les possibles et nécessaires évolutions du tourisme animalier afin que « conservation et bien-être animal [y] occupent une place centrale dans l'avenir » : j’y souscris totalement.

Mais je crois surtout qu’à l’horizon de 2075, le désir d’aller admirer la faune sauvage in situ sera encore plus fort qu’aujourd’hui, précisément parce que nous vivrons dans un monde moderne encore plus artificialisé, parfois virtualisé, et que le grand frisson de croiser un lion, une harde d’éléphants, ou une famille de gorilles, deviendra encore plus fort et précieux. Dans certaines zones, bien sûr, et tragiquement, il n’aura pas été possible de maintenir l’existence de certaines espèces, ou il sera beaucoup plus difficile de les observer. 

Peut-être par exemple, effectivement, comme le pense Kris de Bardia, le parc national de Bardia sera-t-il un peu plus petit, ayant dû céder du terrain sous la pression de la croissance démographique humaine. Ou peut-être de trop longues périodes de sécheresse, liées au réchauffement climatique, auront-elles mis à mal les vastes populations d’éléphants qui peuplent aujourd’hui le parc national de Hwange, au Zimbabwe, et de Chobe, au Botswana. Et les exemples et sources d’inquiétude sont nombreux.

Mais ma conviction est aussi que l’activité touristique, respectueuse et raisonnable évidemment, est aussi, et restera, l’un des plus puissants leviers de protection de la faune, notamment face à d’autres industries (extractives par exemple), à l’urbanisation, etc. Les pays, généralement du sud, qui possèdent encore aujourd’hui la faune la plus « attirante » pour les voyageurs, ont le droit et l’impératif de connaître un développement économique et social : si le « tourisme animalier » est entravé, ils devront nécessairement trouver dans d’autres industries les moyens de leur développement, et ces activités pourraient faire peser sur la faune des menaces plus grandes encore. 

Évidemment il ne saurait être question, partout, d’emmener des millions de voyageurs dans des régions fragiles ; c’est pourquoi, dans certains cas, un accès très onéreux sera mis en place, afin que l’activité rapporte au pays des recettes suffisantes tout en ne drainant pas un volume excessif de touristes : c’est déjà le cas aux Rwanda avec le « permis gorilles » à 1500$ US. Ailleurs, la possibilité d’augmenter (raisonnablement) les volumes sera privilégiée, afin de ne pas faire du tourisme animalier une forme extrême de tourisme de luxe. 

En conclusion, je pense que le tourisme animalier sera, en 2075, non seulement possible, mais indispensable et très varié. 

Au premier plan, un homme sur un transat, près d'une piscine. Devant lui se trouve un troupeau d'éléphant. Paysage désertique.
Somalisa Expedition Camp de African Bush Camps - Parc national de Hwange - Zimbabwe © Bertrand Rieger